« Une image peut changer une vie », assure Chantal Colleu-Dumond. Directrice du Domaine et commissaire d’exposition, elle conçoit chaque édition de Chaumont-Photo-sur-Loire. Elle croit au pouvoir de la photographie depuis toujours, et ce de plus en plus.
Au cœur des châteaux de la Loire, le Domaine de Chaumont-sur-Loire est devenu un lieu incontournable dans le domaine de l’art et des jardins. Lieu insolite mêlant culture, tourisme et environnement, le Domaine fait partie de plusieurs réseau, tels que le Réseau des Châteaux, les Plus Beaux Jardins de France, l’Association Parcs et Jardins de la Région Centre (APJRC), l’Association des Centres culturels de rencontre (AACR) et les Amis des Jardins Remarquables Européens (AAJRE).
Pour un événement tel que celui-ci, pas moins de 100 000 euros sont investis. Somme que le domaine finance à 75%. Pour cette cinquième édition, le Centre d’Arts et de la Nature de Chaumont-sur-Loire organise une exposition collective invitant quatre photographes à partager leur regard particulier sur le vivant la nature. Une célébration du caractère précieux de notre environnement naturel, qui résonne avec les enjeux contemporains.
Michael Kenna, la forme et le squelette des arbres
Affichées sur les murs du Château de Chaumont-sur-Loire, des silhouettes sombres, élancées et délicates. Des arbres. « Bienvenue dans ma famille ! », lance joyeusement Michael Kenna. Depuis l’enfance, le photographe considère les arbres comme ses amis. C’est une histoire qui débute à Widnes, petite ville industrielle du nord de l’Angleterre. En face de chez lui, se trouve un parc où il va souvent jouer avec ses frères et sœurs. Chacun a « son » arbre préféré.
Que ce soit à l’étranger, en ville ou en pleine nature, les arbres sont toujours présents. Passionné, Michael Kenna les photographie depuis 1973. Il réfute pourtant le mot « prise » pour insister sur le don. Selon lui, photographier c’est récolter ce que la nature offre sans contrainte. Chaque fois qu’il le peut, il rend visite à un arbre qu’il a déjà photographié. Il affirme d’ailleurs passer un moment à « faire la connaissance » d’un arbre avant la prise de vue.
Son travail de la photo rappelle celui de Bill Brandt, entre mélancolie et poésie. Comme lui, Michael Kenna est un observateur impénitent. Ses images dévoilent des détails insoupçonnables à l’œil nu. Souvent réalisées à l’aube ou en pleine nuit, les poses très longues peuvent durer jusqu’à 10 heures.
Grand voyageur, les photographies alternent entre l’Angleterre, le Japon, la Russie, la Chine ou encore la France. Amoureux de l’hexagone, le britannique a d’ailleurs récemment fait don de l’intégralité de son œuvre photographique à l’État français.
Michael Kenna ne se considère pas comme un « photographe d’arbres » malgré les quelque 700 photos dédiées à ces derniers. Il porte son regard sur la nature en général, toujours dans un même petit format et exclusivement en noir et blanc. Les estompes brumeuses et dégradés de gris nacrés offrent un caractère presque sacré. Les prises de vue déroulent les saisons, accentuant la métaphore entre l’homme et l’arbre. Comme lui, on s’enracine, grandit, et s’élève.
Eric Bourret, vibrations internes
À la manière des photographes de territoires et des land artists anglais, Eric Bourret va arpenter les territoires naturels durant 5 ou 6 mois. « Piéton de l’altitude », selon ses propres mots, il essaie de rendre compte de la modification d’un paysage, et du mouvement qui est le sien. Lorsque le photographe marche, il s’impose un protocole qui consiste à photographier de multiples fois sur le même négatif.
D’un processus précis, naît une poétique. Considérant que le temps est un flux permanent qui ne peut s’arrêter, la totalité des séquences temporelles sont sédimentées sur la même image. Ses tableaux photographiques présentent alors une multitude d’instants qui viennent se superposer. Un véritable mille-feuille temporel.
Eric Bourret ne connaît jamais avec précision le rendu exact. Le choix final des images se fait lors de l’editing. Il laisse alors place au hasard et à l’aléatoire n’intervient dans l’image uniquement ce que le paysage veut bien donner.
Selon lui, un paysage est un corps vivant qui mute, se transforme et bouge. Son but est d’en rendre compte avec un outil photographique dont la fonction est précisément d’arrêter le temps. Eric Bourret questionne la notion de temporalité avec deux séries : « Arbos » et « Primary Forest ».
Assez proches formellement, la première est le fruit de ses promenades en bord de Loire entre 2020 et 2022, et la seconde présente les forêts primaires de Chine, de Finlande, et des îles de la Macaronésie. Grands formats, ses photos nous immergent dans la surface organique.
Ce que Sylvain Tesson décrit par les mots, il l’exprime en image. Au plus proche du réel, l’artiste associe marche et photographie depuis 30 ans. L’idée de la surimpression lui est venue par l’écoute de la musique contemporaine : micro-tonalité, flux, et temps qui s’étire.
À la fin d’une marche, il ne sait plus trop s’il voit avec les yeux ou avec le corps. « Je photographie plus avec mon corps qu’avec mon cerveau », affirme-t-il. « Lors de mes marches, je ne suis plus qu’un bipède sensible à l’environnement avec une acuité visuelle et olfactive démesurée. »
FLORE : imaginaire littéraire, ivoire et teintes de thé
Ce n’est pas un voyage en Asie que nous propose FLORE, mais un voyage en « Durasie ». Ses tirages en noir et blanc teintés au thé et cirés invitent à partir sur les traces de la jeune Marguerite Duras en Indochine. Selon Flore, la série est « une fiction qui tente de répondre à une autre fiction ».
Sa famille paternelle ayant vécu à Saïgon dans les mêmes années que Marguerite Duras, cette série fait également écho au mythe familial. Souvenirs d’enfance, narration et histoires relatées servent de racines à son travail photographique.
« L’odeur de la nuit était celle du jasmin » est le fondement d’un livre lauréat du Prix Nadar. La série fait suite à « Lointains souvenirs », un précédent ouvrage qui propose une variation autour de la jeunesse indochinoise de Marguerite Duras.
Flore choisit avec soin les papiers et les traitements : tirages teintés au thé et enduits de cire, tirages pigmentaires sur papier japonais, héliogravures au vin, polaroids… Le grain, le flou, la profondeur du noir et le choix de la chromie participent à souligner l’ambiguïté de la mémoire.
Regarder ses images, c’est un peu comme contempler les pages échappées d’un carnet de voyage. Les souvenirs laissent émerger une atmosphère. Aucune légende n’accompagne ses tirages. Flore ne veut en rien essayer de faciliter la tâche du spectateur : chacun est libre de plonger dans ses propres mondes antérieurs.
Rigueur et expérimentation : Denis Brihat
Fleurs, fruits et détails naturels sont exposés dans les espaces de la Cour Agnès Varda. Grande amie de Denis Brihat, ils ont fait leur première exposition ensemble. Par ses images, le photographe mène une véritable quête philosophique.
Marqué par le travail d’Edward Weston, il débute par l’argentique en noir et blanc. Il l’adopte pendant 8 ans. Puis, à la fin des années 1960, il débute une recherche sur la couleur par le biais de virages métalliques et sur un procédé de gravure de la gélatine, deux techniques qu’il continue depuis lors à explorer et à perfectionner.
La rigueur comme maître mot, Denis Brihat procède par longues périodes de travail sur un même sujet. Vers 1967, il se penche sur les tulipes, puis les cerisiers. Il réalise ensuite une série consacrée aux kiwis qui se traduit en une quinzaine de photographies, chacune tirée à 3 exemplaires. Tout entier consacré à sa création, il déclare : « Au fond le plus important c’est le moment où je prends la photo, c’est l’émotion qui transparaît. »
A l’instar du test de Rorschach utilisé pour évaluer la personnalité d’un individu, bulbes et pistils se métamorphosent en ce qu’on veut bien y voir. Lichens, herbes, aiguilles de cèdres, tulipes, oignons ou encore algues prennent vie et jaillissent devant nos yeux. La photographie en devient presque chorégraphique.