Place aux légendes de la photographie ! Qu’elles soient connues, méconnues ou oubliées, toutes ont fait œuvre d’importance dans les titres fondés par Condé Montrose Nast (1873-1942). En un siècle, ce businessman américain visionnaire a su bâtir un empire de presse et une marque que beaucoup connaissent aujourd’hui, laissant quasi dans l’ombre le nom même de l’homme.
Une notoriété qu’il doit à des choix éditoriaux audacieux nourris d’images fortes et avant-gardistes, devenues les témoins de la (haute) société. C’est à ce voyage à travers les évolutions historiques et esthétiques de la photographie, de la mode et du style que nous convie l’exposition « Chronorama » dans cet ancien palais vénitien reconverti en musée d’art moderne.
Ces « trésors photographiques » sont une extraction du fonds que possède François Pinault, déjà grand collectionneur de Cindy Sherman, Louise Lawler, Roni Horn et Irving Penn. Cette acquisition faite en 2021 présente une partie des archives monumentales de Condé Nast, laissant entrevoir celles et ceux qui ont façonné la culture visuelle et forgé l’esprit de l’époque dans les pages de Vogue, Vanity Fair, Glamour, GQ et House & Garden.
Statut de l’image
Le Baron de Meyer, Edward Steichen, Cecil Beaton, Lee Miller, Diane Arbus, Irving Penn, Erwin Blumenfeld, Horst P. Horst, Helmut Newton, Margaret Bourke-White, Deborah Turbeville… Bienvenue à ce festin photographique. De 1910 à 1979, 400 œuvres retracent ainsi, sur deux étages, l’histoire de l’image en accéléré, comme « un fil d’Ariane », réaffirmant que« la mode est inséparable de l’art, du théâtre et de la danse, de l’architecture et de la vie urbaine ».
Cette première exposition, menée par Matthieu Humery, conseiller pour la photographie auprès de la collection Pinault depuis une quinzaine d’années, fait place à l’introspection et à la mémoire, marquant ce passage décisif entre l’écrit du XIXe siècle et l’avènement de l’image au XXe siècle. « Aujourd’hui avec les réseaux sociaux, l’utilisateur et le consommateur, qui sont souvent les mêmes, s’amusent avec la photographie. C’est une proximité », explique-t-il.
« Je veux montrer ses origines à travers un récit qui dépeint ce XXe siècle, achevé depuis une vingtaine d’années. On a le recul suffisant pour le regarder avec distance et recontextualiser l’ensemble de façon organisée. »
Les œuvres sont présentées ainsi hors de leur contexte de publication pour mettre en exergue leur statut, et même « leur mystère », en tant qu’objet d’art. Les tirages originaux portent les marques de retouche et du temps, avec inscrits au verso les informations, les annotations et les noms des photographes.
« C’est un peu de l’archéologie », précise le conservateur. « À cette époque, la photo est polymorphe. Les premiers Vogue étaient cette revue de luxe dédiée à un lectorat aisé et sophistiqué. Le médium était mis sur un piédestal. Edward Steichen, par exemple, pratiquait cette activité bien avant d’arriver chez Condé Nast et ne faisait aucune distinction entre la qualité du tirage et la prise de vue. Tout comme Maurice Goldberg, qui prenait soin de les monter sur carton avec son nom signé en bas à droite. Il ne manquait plus que le cadre. Je trouve que c’est une vision plus noble. Ces magazines recherchaient l’excellence, le papier magnifique, la qualité d’impression, les grands talents. On n’était pas photographe, on le devenait. »
Parti pris progressiste
Si Condé Nast saisit l’attrait de l’illustration couleur en couverture, il perçoit également très vite l’impact de la photographie, s’entourant des meilleurs artistes à l’orée de leur carrière. À commencer par le cliché fascinant pris par Paul Thompson de Mary Edwards Walker (1832-1919), un des premiers « trésors » de la collection. Cette résistante d’avant-garde est l’une des premières figures féminines à devenir médecin, chirurgienne de l’armée américaine pendant la guerre civile, abolitionniste et défenseuse des droits des femmes. Elle est la seule à avoir reçu la Médaille d’Honneur aux États-Unis et la première à avoir osé porter des pantalons en public, ce qui lui a valu d’être arrêtée car elle ressemblait à un homme.
« Je tombe sur cette image de 1911 : une personne en action, dehors, avec son drapeau, le visage caché derrière des lunettes et sous un chapeau haut de forme. On a l’impression que c’est un homme. Je ne connaissais pas son histoire », confie-t-il, ravi de la découverte. « Cette photo est puissante pour l’époque et montre déjà la portée de Vogue, à côté des illustrations léchées, décoratives, minutieuses. On s’aperçoit que l’on utilise d’ores et déjà le vêtement et le travestissement comme un outil militant. »
Les années 20 et 30 dépeignent avec magnificence l’âge d’or du portrait, du star-system hollywoodien et du surréalisme. Les tirages mettent en lumière les idées progressistes des revues, notamment via cette représentation des minorités à Hollywood au cœur d’une société largement raciste. À l’exemple de la Franco-Américaine Josephine Baker, entrée au Panthéon en 2021, et de la Chinoise Anna May Wong. George Hoyningen-Huene et Edward Steichen abattent ici les poncifs.
« Leurs poses renvoient à la fameuse Noire et Blanche de Man Ray de 1926, représentant Kiki de Montparnasse, tenant un masque africain traditionnel. La composition d’Anna May Wong reste atypique, car on n’en voit pas d’autres du même style. Celle de Joséphine Baker est intéressante car il en existe plusieurs versions dont une où elle louche. L’image confère une autre dimension, qu’on verrait aujourd’hui d’une façon négative : une figure noire amusant le public blanc. Mais on sait aussi qu’elle utilisait la grimace et l’humour en général comme une arme, à la fois pour divertir et s’en protéger. Cela soulève dès lors une autre problématique : Quand peut-on publier une telle image sans que ce soit pris négativement ? »
Place des femmes photographes
Si à cette époque, Edward Steichen et Cecil Beaton brillent par leurs propositions audacieuses, de nombreuses femmes œuvrent également derrière l’objectif. L’entre-deux-guerres constitue un âge d’or dans l’histoire de la photographie pour la gent féminine. Même si, comme le rappelle tristement Matthieu Humery, cette pratique d’abord considérée comme un « art mineur » par la société laissait la place aux femmes. Parmi les trouvailles de la collection, figure un tirage de Margaret Bourke-White.
« Peu de gens savent qu’elle a publié dans Vogue. Il faut comprendre que nous sommes à l’aube de l’histoire de l’architecture photographique ; les gratte-ciel ont une dimension rare et magnifique. Faire du sport, comme ici du ring tennis, sur le toit d’un édifice à plus de cent étages était unique à l’époque. Cette photographe a elle-même été fascinée par ces immeubles de grande hauteur et l’arrivée du design et de l’architecture. Sur cette image, elle montre trois univers en un. »
S’ajoutent également les clichés de Dora Kallmus, et surtout de Steffi Brandl sur la sculptrice allemande Renée Sintenis. « C’est un vrai trésor pour moi. Cette artiste a rencontré de nombreux problèmes quand les Nazis sont arrivés en 1931-32. Elle a été contrainte de démissionner, qualifiée d’artiste dégénérée. Elle a été réhabilitée par l’Allemagne de l’après-guerre. Peu de gens savent également qu’elle a dessiné et créé l’Ours d’Or de Berlin en 1951. Sur cette image, elle montre une artiste femme, cheveux courts, qui s’habille comme un garçon, utilisant le genre masculin pour provoquer la société. Sintenis est une figure assez contestataire pour l’époque, fréquentant l’école du Bauhaus, la Sécession libre, représentative très avant-gardiste sous la République de Weimar. Et Vogue la publie. C’est une belle représentation de l’aspect non genré d’aujourd’hui. »
Guerre et après-guerre : confrontation de style
Au fil de la visite, « Chronorama » dévoile ses nouvelles formes, séparant les images imprégnées par les décennies passées de celles qui s’extraient du cadre comme des « sauts de modernité ». L’expressionnisme, le pictorialisme et le surréalisme cèdent ainsi au réel de la Seconde Guerre mondiale où le style se fait plus documentaire.
Les années 40 montrent plusieurs ruptures de ton, comme la photo de Toni Frissel capturant une scène de la vie quotidienne des femmes de l’armée américaine, tranquillement installées sous les casques séchoirs d’un salon de coiffure. Un tirage qui s’oppose aux images de Cecile Beaton immortalisant le général de Gaulle et d’Irving Penn avec les enfants de Cuzco. Mais plus encore, aux reportages saisissants de Lee Miller, qui fait son entrée en tant que photoreporter de guerre. « Toute cette période est en fait une archive dans l’archive », accentue Matthieu Humery.
L’arrivée du design d’intérieur et de l’architecture contribue aussi à alimenter ces facettes multiples et transversales, comme cette photo cinématographique prise chez Madame Vanderbilt par Edward Carswell en 1941. « Ce dîner typique des Vanderbilt se déroule juste avant l’entrée en guerre des États-Unis. Cette grande table donne l’impression de sortir tout droit de Citizen Kane. » Le cliché inaugural du musée Guggenheim à New York, pris par Evelyn Hofer en 1959, vient parachever la splendeur de l’architecture moderne.
Ailleurs, Suzy Parker montre les prémices de la photographie de mode à venir. Cet instantané de sa sœur et mannequin Dorian Leigh, daté de 1954, offre un incroyable sentiment de modernité, nous propulsant dans les années 90. « L’époque n’a eu de cesse de resservir des images », ponctue le curateur. « Le portrait de Jerome Robbins, chorégraphe de West Side Story, par Diane Arbus, en est également l’exemple. Il a volontairement ce grain rustique et très doux en même temps. C’est une autre forme d’expérimentation, très moderne et atypique. Personne ne pourrait identifier Diane Arbus. Nous ne sommes pas du tout dans une esthétique des années 50 et aux antipodes de ce qu’on pourrait imaginer de son travail. »
Liberté et hédonisme
Le passage des années 60 brise le conservatisme de la décennie précédente et se fait symbole de liberté, du poing levé, de l’innovation, du futur. Les images offrent un éventail composite des mondes de la mode, du cinéma, de la musique et de la politique. Les Stones, les Beatles, Jeanne Moreau, Jean-Luc Godard, Marcello Mastroianni, Virna Lisi, John Fitzgerald Kennedy… Tous sont là, magnifiquement portraiturés. La collection fait aussi juxtaposer fiction et réalité, présentant le tournage de 2001: L’Odyssée de l’Espace et la mission Apollo à la conquête de la Lune.
Pendant ce temps, Balenciaga impose sa révolution stylistique, quand Twiggy s’affiche en égérie des sixties. « Elle montre que les femmes peuvent être une célébrité et un mannequin. Elle est la figure de son temps et l’incarne en étant elle-même, comme les top models Cindy, Claudia, Christie, Linda dans les années 90 », rappelle le commissaire, avant de s’arrêter sur la robe du couturier espagnol shootée par David Bailey. « Aujourd’hui, ses codes sont triturés et remaniés, mais si on regarde le travail de son vivant, on comprend la force et le génie de sa mode. »
La collection révèle ici un autre trésor, celui avec James Baldwin, pris par Robert Frank en 1963. « Pour tous ceux qui connaissent la photographie, la collaboration Baldwin/Avedon est emblématique. Notamment avec le livre Nothing Personal, publié en 1964, où la société est montrée telle qu’elle était, avec les suprémacistes et le dernier esclave noir ; la même qui est décrite aujourd’hui avec le Black Lives Matter. J’étais surpris de découvrir ce tirage. On ne s’attend pas à cette collaboration. La photo a cette frontalité, simplicité et vérité sans d’artifices de Robert Frank. »
Les années 70 s’ouvrent ensuite au glamour et à l’audace via leurs « composantes commerciales qui colorent tout », se rapprochant peu à peu du monde que l’on connaît. C’est aussi l’ère de la coiffure et le début de l’âge d’or de la publicité. « Cette décennie est très hédoniste, très peace & love. La mode est très présente, on sent l’amusement, la libération des corps. »
S’affichent les œuvres d’Helmut Newton, avec Patti Hansen en Saint Laurent qui, comme le rappelle le conservateur, renvoie au style de Cindy Sherman, et la fameuse pose de Lisa Taylor à Saint-Tropez. Mais aussi celles de Marc Riboud pour l’inauguration du Centre Pompidou en 1977, de Tito Barberis et d’Irving Penn à travers ces corps élancés aux allures d’ombres chinoises, ou encore de George Butler avec Arnold Schwarzenegger en Monsieur Muscle.
Moderne et intemporel
La collection parachève cette première exposition en s’enrichissant de quelques tirages couleur en dye-transfer, un procédé complexe d’impression très onéreux. Irving Penn s’en distingue particulièrement via cette image prise dans les années 50 de Lisa Fonssagrives, mannequin, muse et épouse, allongée dans l’herbe. Des teintes « bohèmes » dans un style presque « CinémaScope ».
Deux autres l’emportent dans cette convergence d’époques : celles des lèvres rouges entourées de volutes de fumée de cigarette de Penn (1961), gardant une empreinte fifties, et de Veruschka, sublimée par Franco Rubartelli (1967) au cachet des années 80. « À travers ces deux esthétiques, l’une vous attire dans le passé, quand l’autre vous projette dans l’avenir. »
Ces 400 images consolident ainsi leur statut « d’œuvres d’art » et la « force de frappe » de Condé Nast, qui a fait tinter « l’art de vivre, de s’habiller, de se meubler ». L’exposition fait valoir ces rapports multiformes qu’entretient la photographie dans le temps. Et « Chronorama Redux » poursuit l’exploration dans les salles parallèles du Palazzo Grassi, investies par quatre artistes qui utilisent le médium pour donner une résonance actuelle.
Quand on demande à Matthieu Humery pourquoi le siècle n’est pas couvert dans sa totalité, il conclut à l’évidence : « Les années 80 font appel à un autre processus d’archivage et de traitement des images. Jusque dans les années 70, le noir et blanc est beaucoup utilisé, c’est aussi le moment où Henri Cartier-Bresson arrête de photographier. La nouvelle génération arrive, envisageant le domaine autrement. On comprend cependant qu’on ne s’éloigne jamais de tous les courants artistiques. L’interaction entre l’art et la mode ne cesse de se nourrir l’une de l’autre dans ces revues qui avaient une véritable richesse et une vision du monde. »
« Chronorama. Trésors photographiques du 20e siècle ». Du 12 mars 2023 au 7 janvier 2024. Palazzo Grassi, Venise, Italie.
Catalogue d’exposition, Éditions de la Martinière, 432 pages, 75 €, Mars 2023.