En 2012, quelques années après la mort de son grand-père, le photographe belge Anton Kusters visite le camp d’Auschwitz. Et se remémore une histoire de famille qu’on lui a racontée : comment, pendant la guerre, les Allemands ont fouillé la maison de sa famille en Belgique à la recherche de son grand-père. Ils ne l’ont pas trouvé, il a survécu à la guerre. Mais Kusters s’est demandé où il aurait été envoyé s’ils l’avaient pris. Auschwitz est la première réponse qui lui est venue à l’esprit. Il s’y rend donc à la recherche d’une ébauche de ce qui aurait pu se passer.
Le photographe emporte un appareil photo Holga avec un dos Polaroid. Il pointe l’appareil vers le ciel bleu et a prends une photo. C’est ainsi que débute un projet qui s’est terminé par 1 078 polaroïds de ciels bleus au-dessus des sites de 1 078 camps de concentration nazis.
« C’était en février, il faisait froid, et le ciel était bleu » raconte Kusters dans une interview en visio depuis son studio en Belgique. « J’ai fait une image de ce ciel bleu. Je l’ai regardée et je me suis dit que c’était peut-être tout ce qu’il y avait à dire. C’est comme ça que le projet a débuté. »
« Puis je suis allé au musée. J’ai pensé, attends une minute, Anton, pourquoi l’auraient-ils emmené à Auschwitz alors qu’ils auraient pu le déporter dans n’importe lequel des 23 camps. Nous avons appris à l’université qu’il y avait 23 camps. Puis en parcourant le musée, je vois cette énorme carte des camps de concentration avec plus de 1 000 points noirs. Et je me suis dit : attends une minute, tu as une maîtrise en sciences politiques. Pourquoi ignores-tu qu’il y avait autant de camps ?
10 camps de concentration dans chaque ville
Au cours des 5 années suivantes, Kusters va photographier chacun de ces 1 078 camps, en n’immortalisant chaque fois qu’un ciel bleu sur un film polaroïd (ce projet dépendra aussi de la météo). Le dilemme pour lui est alors de savoir comment raconter l’histoire d’une période aussi horrible à travers des images aussi abstraites. Dans ses installations (dont celle de la chapelle de Fitzrovia, à Londres, qui lui a valu une nomination pour le prix Deutsche Börse 2020), il utilise le site, la sculpture et la musique pour transmettre l’émotion et l’histoire.
Quant à la forme que doit prendre le livre, les choses sont complexes par le fait que, bien que les images soient abstraites, les éléments clés de l’histoire doivent être cernés d’une manière ou d’une autre.
« Ce qui a changé pour moi, c’est ma compréhension de ce qu’est ou était le système des camps de concentration », explique Kusters. « Ce que j’avais appris à l’école, c’était de grands camps cachés dans les bois, avec des centaines de milliers de personnes et des millions de morts. Et que personne ne savait ce qui s’y passait réellement. Et c’est un aspect de la question. Mais la réalité, c’est qu’il y avait 42 000 camps sur tout le continent européen, dont 1 078 étaient des camps de concentration officiels. »
« Camp de concentration était un terme administratif spécifique. C’était comme une ambassade. Vous entriez dans ce lieu, et la loi allemande ne s’appliquait pas, ce qui signifie qu’ils pouvaient faire de vous ce qu’ils voulaient. Le premier camp, Dachau, a ouvert en 1932, le système était donc en place dès le début, et puis avec la conférence de Wannsee, ils ont dit en gros : “Bon, vous savez quoi, on veut juste tous les tuer.” Ils ont créé six camps d’extermination : Sobibor, Chelmno, Belzec et Treblinka, et les deux camps à double usage, Auschwitz et Lublin, qui étaient à la fois des camps de concentration et des camps d’extermination. Les nazis essayaient à tout prix de cacher l’existence des camps d’extermination à la population. Mais il y avait 10 camps de concentration dans chaque ville, et leurs habitants pouvaient voir tous les jours des colonnes de prisonniers circuler à travers les rues. Donc tout le monde savait ce qui se passait. »
Pendant 5 ans, Anton Kusters effectue donc des voyages qui durent jusqu’à 10 jours pendant lesquels il visite 10 à 15 de ces camps par jour.
« C’était un marathon, ils sont si nombreux et si proches les uns des autres. À part les camps principaux, où j’ai évidemment passé une journée entière parce que je voulais voir la bibliothèque et visiter le musée, il s’agissait d’être physiquement à chaque endroit et de faire l’image plutôt que d’essayer sur le moment de comprendre tout ce qui s’y était passé. Parce que cela m’aurait alors pris toute une vie. »
Comment rendre concret ce qui est abstrait
La question de savoir comment représenter l’énormité du système concentrationnaire débute avec le titre du livre ; 1078 Blue Skies/4432 Days. Le premier chiffre faisant référence au nombre de camps de concentration, le second au nombre de jours où ils ont fonctionné.
D’autres détails et le lieu sont inscrits dans chaque image de façon à faire écho à l’énormité bureaucratique des sites criminels que Kusters a visités. Chaque polaroid porte les coordonnées GPS et le nombre de victimes de chaque camp – de 10 (est) à 1 471 595 (est) à Auschwitz-Birkenau.
La vraie question pour Kusters est de savoir comment rendre concret ce qui peut paraître abstrait, comment raconter cette histoire sous forme de livre d’une manière qui aille au-delà d’une litanie sans fin de ciels bleus. Pour cela, Kusters a travailler avec le designer néerlandais Teun van Heijden.
« Ce que Teun a trouvé vraiment intéressant, c’est que nous ne comprenions pas qu’il y ait eu autant de camps et qu’ils soient restés ouverts si longtemps. » explique le photographe. Il a donc eu l’idée de créer une chronologie. Il a imposé au livre cette structure rigide, en grille, qui commence par le premier coin de la couverture du livre. Il y a une ligne là et c’est le premier jour. Et c’est le moment où le premier camp ouvre. »
Après cela, il y a 10 lignes verticales par page sur les 444 pages du livre, et elles se terminent à la dernière avec la fermeture du dernier camp. Les images sont imprimées sur une grille sur chaque page avec un flux qui correspond au moment où elles ont été ouvertes. « Et c’est cette structure qui non seulement vous fait comprendre qu’il y avait autant de camps, mais qui donne aussi ce rythme, tout au long de l’ouvrage, des camps apparaissant très lentement au début, et devenant progressivement de pire en pire, » ajoute Anton Kusters.
Un livre où aucun choix n’est donné
« Les pages noires sont celles où les camps de la mort fonctionnaient à leur rythme le plus élevé. » explique Kusters. « Il est important de comprendre que cette période montre les décès à la fois des camps d’extermination et de concentration. Ça fait environ 4 millions et demi de morts. De plus, un million et demi de personnes ont péri dans les ghettos, lors des marches de la mort, de maladies ou de famine. Ce sont les décès qui ont eu lieu dans la partie administrative de l’holocauste. » À la fin du livre, il y a une chronologie qui donne les dates d’ouverture et de fermeture des camps. « On peut alors commencer à comprendre qu’à l’exception d’Auschwitz, l’Holocauste dans les camps de la mort n’a fonctionné que pendant quelques mois en 1942, parce que pendant ces trois mois, ils ont tué presque tous les Juifs de Pologne. »
C’est un livre complexe, et plus on s’y enfonce, plus il le devient. Cet ouvrage traite d’un assassinat de masse, mais aussi de la façon dont le meurtre, l’esclavage et la déshumanisation ont été quantifiés, transformés en marchandises et accueillis avec joie dans les plus prestigieuses entreprises allemandes.
« Il faut faire un effort pour comprendre tout ceci » dit Kusters. « On est constamment en train de s’occuper des autres, mais ici vous avez un livre où aucun choix n’est donné. Je n’ai pas eu le choix, après avoir fait la première image, le travail s’est imposé de lui-même. La même chose s’est produite pour le design du livre. C’est une approche très clinique qui fait passer le message d’une manière tout aussi clinique. »
1078 Blue Skies/4432 Days est un livre exceptionnel qui raconte une histoire effrayante, à travers les multiples fils statistiques qui se rattachent à la fois aux images méthodologiques de Kusters et à une structure graphique, devenant par là une chronologie bouleversante de la mort.
1078 Blue Skies/4432 Days d’Anton Kusters est publié par Kehrer Verlag, 444 pages, 80 €.
Pour en savoir plus sur le travail d’Anton Kusters, cliquez ici.