San Francisco, fin des années 1980. Comme chaque matin, Susie Bright, activiste féministe et rédactrice en chef du magazine lesbien On Our Back, se rend au bureau de poste relever le courrier. Au milieu des affaires courantes et des diverses propositions de contribution au journal, une enveloppe marron matelassée attire son attention.
Sur celle-ci, dans une écriture soignée, une adresse de retour indique « Buffalo, New York ». Le contenu de cette enveloppe est empaqueté avec précaution. Elle en est persuadée, c’est du travail d’expert. Le nom de l’expéditrice de l’intrigant envoi précise qu’il s’agit de Christine Vilm. Inconnue au bataillon. Mais ce qui interroge le plus Susie Bright, c’est bien la provenance de ce courrier. Elle ne peut s’empêcher de se demander : « Comment quelqu’un de Buffalo peut-il connaître On Our Back ? »
Et pour cause, à cette époque, cette publication d’un genre nouveau détonne dans le paysage de la presse américaine. Ses fondatrices l’affirment : « Le magazine le plus intelligent sur le sexe est fait par des lesbiennes. » L’ambition de On Our Back est d’être non seulement le premier magazine érotique à être réalisé par des femmes, mais aussi de proposer ce type de contenu spécifiquement à un public lesbien.
Il s’agit bien là d’une tentative de déconstruction des codes dominants dans l’érotisme tout en recomposant une esthétique nouvelle. « Lorsque vous décidez de créer un monde visuel qui n’a jamais été vu auparavant, explique Susie Bright dans Dark Room, vous cherchez des artistes qui évitent les schémas traditionnels. » En découvrant les photographies envoyées par la mystérieuse Christine Vilm, Susie Bright a la conviction d’être en face de l’œuvre d’une artiste singulière et expérimentée.
Un langage visuel lesbien
Quelque temps plus tard, après avoir contacté celle qu’elle ne connait que par un pseudonyme, Susie Bright rencontre Phyllis Christopher. Cette jeune femme s’apprête à quitter Buffalo pour s’installer loin de chez elle, à San Francisco.
Démarre pour elle une des aventures les plus intenses de son existence. Phyllis Christopher a douze ans lorsqu’elle débute la photographie. Issue d’un entourage catholique plutôt conservateur, elle utilise le médium pour s’évader et constituer son univers.
« Au début, c’était un peu ma façon de gérer le monde », confie-t-elle. « La photographie m’a permis de traverser la jeunesse, de me sociabiliser, de me faire des amis et de me divertir pendant des évènements familiaux ennuyeux. Cela m’a ouvert une porte que j’aurais eu trop peur de franchir sans appareil photo. »
Nous sommes au plus fort de la crise du sida aux États-Unis. Certaines communautés sont alors stigmatisées. C’est le cas des homosexuels qui sont à la fois pointés du doigt, mais aussi maintenus dans une forme d’ignorance quant à la maladie qui surgit.
Certains politiques et responsables religieux prônent même l’abstinence pour ce qui deviendra la « génération X ». Au milieu de cette Amérique réactionnaire, San Francisco fait office d’oasis de liberté. « À cette période, beaucoup de personnes LGBTQI+ venues du monde entier ont convergé vers San Francisco. Pour ma part, en tant que lesbienne, je me suis concentré sur les femmes de ma communauté. »
Selon Phyllis Christopher, jusque là, ces dernières n’étaient pas traitées convenablement par la presse et représentées à travers le regard d’hommes, pour d’autres hommes. C’est pourquoi elle s’est engagée à créer un langage visuel lesbien.
Reconnaissance et droits civiques
Ce projet, elle le développera pendant plus de quinze ans. Dans un noir et blanc assumé, elle capture une époque, photographiant des soirées fiévreuses, composant des mises en scène à l’esthétique sans concession, révélant ainsi les corps et les âmes telles que les profanes ne sauraient l’imaginer. Mais elle saisit également les manifestations qui animent le combat pour une reconnaissance et les droits civiques.
Dark Room, paru chez Book Works, raconte ces moments avec une intensité rare. Les images sont souvent crues, les tableaux sans équivoque, mais il y a surtout beaucoup de joie et d’amour. À ceux qui y verraient une vulgaire série pornographique, Phyllis Christopher répond : « Il me semble évident que, dans Dark Room, il n’y a pas de dynamique de pouvoir. C’est de la photo de sexe aussi amusante pour les modèles que pour moi. De plus, il n’y avait pas d’argent en jeu, ce qui nous éloigne pas mal du porno. Je voulais juste que cette histoire de femmes ayant des relations sexuelles sans retenue soit racontée. »
Pour Phyllis Christopher, cette période paraît révolue. Elle a bien conscience que cette liberté qu’elles se sont fièrement octroyée est en danger perpétuel, si tant est qu’elle existe encore. Elle a le sentiment d’être chanceuse d’avoir vécu ces années si spéciales. C’est pourquoi elle espère que ces photos encourageront la « nouvelle génération » à être vigilante sur ses droits.
« Le combat continue un peu partout sur la planète », observe la photographe. « Des homosexuels sont mis à mort en Arabie Saoudite, Poutine s’en sert de boucs émissaires, et aux États-Unis, des lois anti-LGBTQI+ sont proposées régulièrement. Heureusement, je ne pense pas que les jeunes acceptent cela. Mais l’histoire a tendance à se répéter et je compte sur leur vigilance. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. »
Dark Room, San Francisco Sex and Protest, 1988–2003, par Phyllis Christopher, publié chez Delpire&co. 36€.