Cette programmation du Musée de l’Armée à l’Hôtel des Invalides à Paris ne pouvait être plus au cœur de l’actualité tragique. Pensée bien amont mais ouverte au public depuis le 6 avril, l’exposition « Photographies en guerre » invite à découvrir et à comprendre l’étendue de sa construction médiatique à travers les époques. Plus de 300 clichés sur près de 700 m2 sont ainsi exposés en 10 séquences contextualisées qui retracent la représentation des conflits, le développement de la presse illustrée, la construction d’une image icône, le mythe du photojournaliste ou encore la conquête de l’opinion publique. Cette toute première mise en avant des collections sonde son histoire qui imprègne la mémoire collective.
Rapports complexes
À l’heure où les médias saturent d’images sur l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, l’exposition permet ainsi de resituer la complexité des rapports qu’entretiennent photographie et guerre. « Produire une photographie en 1849 n’a pas le même sens qu’en 2022 » explique Anthony Petiteau, l’un des quatre commissaires de l’exposition. « Même si elles présentent des sujets similaires, des ruines, des destructions, qui nous sont familiers aujourd’hui, le contexte de production a toujours influé sur le message que devaient véhiculer ces photographies. »
Cette guerre aux portes de l’Europe accentue cet état de fait : une même réalité pour deux messages qui diffèrent au sein des deux camps. Cette visite en accéléré sur deux siècles de photographie offre dès lors une mise en relief très instructive sur ceux qui la font, la façonnent, la diffusent, la vendent et la regardent. Tout est passé au crible. Qu’il s’agisse du Siège de Rome en 1849, des guerres de Crimée et de Sécession, de la Première et la Seconde Guerre mondiale, de celles du Vietnam et d’Espagne, de la Guerre Froide, jusqu’aux conflits actuels en Syrie et en Ukraine.
Rendre compte, informer, documenter, influencer, émouvoir, mobiliser l’opinion… tels sont les maîtres-mots qui ne cessent de tambouriner ici l’histoire. Le musée nous convie à une dissection critique de l’image : par les arts (dessins et peintures) et les avancées techniques (plaques de verre, planches, portraits, vues stéréoscopiques, aériennes…). Les dix séquences chronologiques abordent les dimensions sociales, culturelles, économiques, politiques et militaires jusqu’au caractère esthétique.
L’exposition s’ouvre avec une oeuvre d’Émeric Lhuisset. Cette image qui montre des guérilleros kurdes en Irak en 2012 émane de sa série « Théâtre de guerre », qui revisite les rapports entre l’art pictural et la photographie. « La construction de l’image de guerre et sa perception dans nos sociétés m’intéressent. » précise l’artiste-plasticien, photographe et géopoliticien, revenu d’Ukraine pour un nouveau projet après celui sur la Révolution de Maïdan. « La mise en scène et l’image prise sur le vif ont été remises en cause par Delacroix qui disait “L’exactitude ne fait pas la vérité”. Je me suis interrogé en invitant ces combattants sur une zone de guerre à rejouer leur réalité dans des mises en scène inspirées des peintures de la guerre franco-prussienne de 1870. Le regardeur se demande alors très vite quelle est la part de vrai et de faux. »
Dénoncer ou légitimer
Cette surabondance d’images que l’on connaît aujourd’hui apparaît pendant la Première Guerre mondiale. L’objectif étant d’en garder une représentation visuelle et de montrer les massacres et les horreurs de la guerre, comme supports mémoriels et témoignages. « Ces photos prises durant cette période ont été réutilisées, recontextualisées, dans des discours à la fois pacifistes et bellicistes. », souligne Anthony Petiteau « La construction du “plus jamais ça” se fait alors jour. »
L’exposition montre ainsi l’évolution de la manipulation de l’image. Avec par exemple, la guerre d’Espagne via la figure de l’enfant martyr : « Une petite fille victime de bombardement, prise en photo, va être mobilisatrice dans cette démarche. » rappelle-t-il. « Elle va être déclinée sous forme de cartes ou encore d’affiches, qui vont être diffusées et commercialisées à l’étranger. Dans tout conflit, il y a toujours guerre de propagande. Les figures de l’enfant et de la mère deviennent des motifs qui vont œuvrer tout au long des guerres des XXe et XXIe siècles. » Ce motif de l’enfant, on le retrouve à nouveau en Une de Libération le 6 avril 2017 pour mobiliser et condamner le bombardement à l’arme chimique en Syrie par le régime de Bachar El-Assad. « Les journaux avaient décidé de ne pas montrer ces photos. Libé a été le seul à le faire. C’est plus un choix éthique et moral que journalistique. »
Tandis que la guerre d’Indochine offre l’unique point de vue de l’armée française qui contrôlait la production d’images, disposant de son propre organe de presse. À contrario, Marc Riboud propose à travers son objectif une marche pour la paix avec sa célèbre photo La jeune fille à la fleur, prise lors d’une manifestation pacifiste contre la guerre du Vietnam.
Photos-symboles et révolution visuelle
Robert Capa, Margaret Bourke-White, Lee Miller, Paul Corcuff, Don McCullin, Gilles Caron, Richard Mosse, Laurent Van der Stockt, Yan Morvan… Tous incarnent l’essor du photojournalisme. Un changement initié par Capa, notamment via l’un de ses clichés de la guerre d’Espagne qui capture l’instant de mort d’un soldat milicien, publié dans le magazine Vu et racheté par Life. « Les réemplois successifs de ces images contribuent à en faire des icônes. Et l’image de Capa a été privilégiée par rapport à d’autres. », pointe Anthony Petiteau. Raising the Flag on Iwo Jima (Joe Rosenthal) ou encore Le Drapeau rouge sur le Reichstag (Evgueni Khaldeï) restent des exemples symboliques durant la Seconde Guerre mondiale, par l’utilisation répétitive des médias.
« La mise en scène est très présente dans la représentation des conflits. Cette exposition le montre bien. », exprime de son côté Émeric Lhuisset « Des images-icônes sont elles-mêmes identifiées ou suspectées comme telles. Je pense justement à ce soldat fauché par la balle, de Capa. Mais d’autres sont clairement orchestrées, comme la chute de Saddam Hussein en Irak en 2003. » L’exploration se poursuit avec la démocratisation de la pratique en amateur (images privées, albums), la représentation des frontières et la communication sur les réseaux sociaux.
Au fil de la visite, on est ainsi confronté à une révolution visuelle qui montre le pouvoir et la puissance d’influence du médium. « Certains motifs se répètent dans le temps. », spécifie Anthony Petiteau. Les paysages de guerre ont une permanence et la destruction n’a pas d’époque. » En témoigne la série « Fatescapes » de Pavel Maria Smejkal, qui culmine la construction d’une icône, comme celle de « La jeune fille au Napalm » (Nick Ut) pendant la guerre du Vietnam. Le motif a été retiré pour ne garder que le paysage. « L’image est tellement imprégnée dans la mémoire collective qu’on n’a plus besoin du motif pour la reconnaître. »
Cette première exposition sonde les multifacettes de la guerre, se faisant plus réflexive, chaotique, recommencée, détournée, déchirante, insoutenable, essentielle. Un regard complété par le Musée de la Libération de Paris qui se focalise sur « l’implication des femmes dans les conflits et la brutalité de la guerre, qu’elles soient combattantes, victimes ou témoins. »
Exposition « Photographies en guerre » jusqu’au 24 juillet 2022, Musée de l’Armée, Hôtel national des Invalides, 129, rue de Grenelle, 75007 Paris.
Bande annonce de l’expo ici.