Ce sont des visages auxquels il est impossible d’échapper tant Dave Heath (1931-2016) les a cernés. Presque ciblés. Il les a extraits subrepticement de leur réalité, supprimant le hors champ, comme pour les envelopper dans une nouvelle dimension, son propre imaginaire, dont il serait le maître absolu.
A-t-il voulu les protéger d’une éventuelle disparition ? Un rapt en douce et en douceur, en quelque sorte. Ou a-t-il voulu, si l’on en croit le titre de l’exposition à la galerie Miranda, à Paris, « Seuls, ensemble », rejoindre incognito cette communauté anonyme ? Un désir d’appartenance, tout en gardant ses distances, bien sûr, on le sait, les photographes – et il ne sont pas des exceptions – n’aiment pas qu’on leur marche sur les pieds.
Qui sont-ils ? Des inconnus croisés ici et là, notamment à Washington Square (New York) et qui n’ont eu aucune conscience, à part un ou deux, d’être photographiés. La rue est le royaume de David Heath, certes, mais ce n’est pas un terrain de chasse, il ne cherche pas à attraper des pigeons.
Il y a là, dans les modèles qu’il a soigneusement retenus parmi la foule, une gravité intérieure qui transparaît sur le tirage, comme si chaque modèle, au-delà de la sidération, s’était littéralement transformé en papier buvard. Inutile de le cacher, ce sont des tirages exceptionnels qu’il faut absolument voir et même acheter, pourquoi pas… Ils ont été tirés par Dave Heath en personne entre 1959 et 1966, et pris à New York City et à Philadelphie, où il est né.
Ce qui le distingue, explique la galeriste, Miranda Salt, c’est « une certaine pudeur. Il ne compose pas d’une manière lourde pour nous montrer à quel point il est talentueux. C’est l’image qui prime. Pudique, mais aussi subtil, les gens nous touchent par leur fragilité. Pas de pathos, nous ne sommes pas dans un registre socialement violent, mais dans le quotidien. Dans le boom de l’après-guerre, à une époque où la société est perturbée, la guerre du Vietnam, entre autres. »
Abandonné par ses parents à 4 ans (et aussi ses grands-parents, quelle misère), Dave Heath a grandi entre orphelinat et familles d’accueil. Si la photographie a d’abord été pour lui un refuge, elle est devenue, au fil de ses études et de ses rencontres, un vrai dialogue. Comme l’indique le titre de son livre-culte, A Dialogue With Solitude, publié en 1965 par A Community Press (et réédité en 2000 par Lumiere Press avec une lettre de Robert Frank).
Pour autant, il n’est pas question de plomber l’ambiance, encore moins de donner de l’espoir. Ce qui intéresse Dave Heath, et qu’avait souligné l’exposition du BAL, à Paris en 2018, c’est de mettre en mouvement ces personnes, de « traduire avant tout une expérience du monde, quelque chose de vécu, d’éprouvé : la tension dans l’espace public, entre la proximité contrainte des corps et l’isolement des individus, comme perdus en eux-mêmes. »
« Il a saisi l’insaisissable », conclut Miranda Salt, qui ne peut donner son image préférée, elle les aime toutes.
Exposition, «Seuls, ensemble », Galerie Miranda, 21 rue du Château d’eau, 75010 Paris. Jusqu’au 6 mai.
Le Bal, 6, Impasse de la Défense, 75018, Paris.