Celui qui pense « avec ses mains »
Il y a des gens qui semblent infatigables. À 93 ans, le regard vif, aux côtés de sa complice Solange qui est là depuis 1967, il se raconte. Il dit que la photographie a été son université. Il dit qu’avec elle il a pu voyager, aller de l’avant, faire des rencontres, s’ouvrir au monde et aussi, se trouver lui-même. Ses mots, on sent qu’il les choisit. Denis Brihat est un homme subtil. Il évoque de manière pudique une vie dédiée à son art et interroge les liens entre la création et la vie psychique :« J’ai l’impression que je pense souvent avec mes mains », poursuit-il en souriant. Oui, les doutes, les convictions et les postures se révèlent dans les choix de cet auteur qui semble parfaitement étranger à toute notion de compromis.
Denis Brihat réside à Bonnieux. Dans une maison qu’il a construite lui-même et dans laquelle on a envie de passer du temps – de revenir souvent – parce qu’elle recèle beaucoup d’histoires et de souvenirs. Ses photos sont partout où le regard se pose. Dès le départ, il les a pensées en grand format, pour dialoguer avec l’architecture, une discipline qui le fascine. Dans les années 1960, alors qu’il n’existe pas encore de galerie de photographie en France, il souhaite que ses tirages soient exposés sur les murs, qu’ils se marient avec les espaces et les lieux. Il l’a compris avant beaucoup de monde, alors ce n’est pas un hasard si dans ces années-là il est exposé au Musée des Arts Déco de Paris (1965) en solo show, ou au MoMA à New York (1967).
La nature au coeur d’un travail énigmatique
Dans ses images, quelque chose déstabilise. Spontanément on pense au Japon, au maître Edward Weston et même un peu à Karl Blossfeldt, mais elles ne ressemblent à rien d’autre. On se demande sans ambages comment il en est arrivé là. Il fait ses armes avec une commande qui l’envoie en Inde, une première consécration qui fera de lui le troisième lauréat du prix Niepce. Un épisode fondateur pour ce photographe qui travaille déjà pour Rapho. À Paris, il évolue aux côtés de personnalités incontournables comme Robert Doisneau. Pourtant, quelque chose ne va pas. Répondre à des commandes d’agence ou au magazine Vogue lui semble vain. Et sa vie personnelle bat de l’aile, alors il fait un choix radical.
Avant la vague des néo-ruraux, avant les confinements, avant l’esprit bohème chic du Lubéron, il traverse la France et pose ses valises dans un fruste cabanon sur le plateau des Claparèdes, au-dessus de Bonnieux. Sans eau. Sans électricité. Dans la lumière dure de la Provence, il se met en quête d’autre chose. Ecolo avant l’heure, ce Thoreau de la photographie s’installe en pleine nature. Pendant les neuf premières années, il lave ses photographies dans son puits et parfois dans la fontaine du village lorsqu’elles sont trop grandes.
Denis Brihat se met au service de la nature, pour la sublimer, dans le dénuement le plus total. Quand on l’interroge sur la ténacité qu’il faut pour tenir un tel projet, il répond avec un air joueur :« La confiance, j’en ai jamais eue. Mais j’étais sûr d’avoir raison. ». Joli adage pour une expérimentation poétique qui s’opère sur des décennies sans jamais dévier. En feuilletant le livre, on dirait presque qu’il a fait cela sans sourciller pendant 60 ans, tellement le travail est cohérent, tellement les séries s’enchaînent et se répondent.
Un modus operandi complexe devenu sa signature
La couleur Kodachrome associée à une esthétique de la mode ou de la publicité n’est pas quelque chose qui séduit l’esprit revêche de Denis Brihat. Un jour, il prend un grand tournant photographique qu’il va suivre jusqu’au bout. Son ami le photographe Jean-Pierre Sudre lui conseille d’essayer les virages métalliques et cette technique tombée en désuétude va se révéler la meilleure arme du photographe. À partir d’images noires et blanches, il remplace partiellement l’argent par un composé métallique : de l’or, du sélénium ou encore du sulfate de cuivre. A l’époque internet n’existe pas. Difficile de se documenter mais il s’y attèle. À partir de cette méthode fondatrice, il invente sa palette et développe des couleurs parfaitement stables, résistantes à la lumière et au temps.
Sa série dédiée aux coquelicots est réalisée avec un virage à l’or, la couleur orangée est sa pure invention. Cette gamme de rouge-orange extraordinaire, il la développera dans une longue série. Il rappelle d’ailleurs qu’en russe le même mot désigne « rouge » et « beau », que la place Rouge était déjà la place Rouge du temps des Tsars. Charmante parenthèse pour cet homme qui n’a plus jamais quitté Bonnieux sinon pour se rendre à ses expositions. Dans cette série, chaque tirage requiert une dextérité extrême parce qu’un moindre souffle les coquelicots bougent et la photo est ratée. Dans un élan moitié grâce-moitié expert, il alerte sur le risque du « bougé » plus menaçant lorsque l’on photographie un coquelicot qu’un match de rugby. Souvent, pour éviter de recommencer une énième fois, il s’empêche de respirer.
Chaque tirage est un « tableau photographique », expression reprise par Jean Marc Bustamante qui a été son élève. Ces tirages, il faut les voir pour prendre la mesure de ce travail pénétrant. Pour l’historien de la photographie Walter Benjamin, il faut qu’un objet soit unique et authentique pour posséder une aura. Et lorsqu’on est avec Solange et lui dans son atelier hors du temps, alors qu’ils sortent de grands tirages dans la lumière, on se dit qu’on est en train de faire l’expérience de l’aura et qu’aucune reproduction ne pourra retranscrire cette sensation. Ses photographies saisissent les différences de matière, les noirs se déclinent à l’infini et les détails dans les ombres ne sont plus des détails.
En pleine nature ou dans son atelier, il prend le temps de maîtriser ses objets. Ses thèmes et ses variations, il les compare à celles de Bach. Une référence d’autant plus touchante qu’aujourd’hui il ne peut plus l’écouter comme avant, parce que ses oreilles ne fonctionnent plus aussi bien. Mais qu’importe, il compose avec des sujets choisis au hasard (un terme qui pourrait passer pour une coquetterie quand on connaît les sacrifices accomplis) en observant la nature. Et ces tentatives se déclinent en séries. En 1963, il s’attaque aux citrons, il passe ensuite 3 ans sur des tulipes puis 10 ans à photographier les mêmes cerisiers au fil des saisons. Il réalise aussi une série consacrée aux kiwis qui se traduit en une quinzaine de photographies, chacune tirée à 3 exemplaires.
Enfin, il y a les oignons, son leitmotiv pendant 50 ans « parce qu’il en utilise beaucoup en cuisine », mais surtout parce que lui seul sait les saisir grâce à sa technique complexe, que l’on oublie instantanément devant la pureté des images. Pourtant, chaque tirage représente un temps de travail allant d’une semaine à un mois. Chaque exemplaire est unique. Chaque série est terminée. Cette rigueur force l’admiration, d’autant plus qu’elle est à la hauteur de la sympathie de cet homme qui parle de ses photographies d’oignons comme de son« testament ».
Denis Brihat a développé un discours, une méthode et une signature. Il s’y est toujours tenu. La permanence de ce regard est le sujet de la monographie éditée par Le Bec en l’air qui est un indispensable hommage à cet artiste à qui son père disait: « Tu es un primaire ». S’il y a beaucoup de manières de comprendre cette phrase, une chose certaine c’est que la photographie a sauvé cet homme de son errance, de son « bac moins trois » et lui a donné un renfort psychologique qui trouve sa source autant dans la technique que dans l’alchimie. Il laisse une œuvre qui s’est arrêtée en 1998. Quelques années plus tard, il a eu un choc au cœur, curieuse image pour celui qui en provoque un autre, plus doux, chez ceux qui ont la chance de lui rendre visite , au cœur de la Provence.
Les Métamorphoses de l’argentique, Denis Brihat, nouvelle édition, éditions Le Bec en l’air, 58 €.