« Liberté, égalité, fraternité, le cri de ralliement de la Révolution Française est inscrit dans la Constitution de 1848 », écrit Azu Nwagbogu (fondateur et président de l’African Artists’ Foundation et de Lagos Photo Festival, au Nigeria) dans l’introduction à First Génération, un livre récemment paru de la photographe brésilienne Carolina Arantes. Cet ouvrage relate l’histoire d’un groupe de femmes françaises d’origine ouest-africaine, qui se sont construit une nouvelle vie dans leur pays d’adoption.
« Cette devise a fait son chemin à travers les âges, et elle est souvent reprise, bien à propos, dans la culture visuelle contemporaine », poursuit Nwagboku. « Ce qui est moins connu, c’est le fait qu’à la fin du XVIIIe siècle, tandis que la classe ouvrière française luttait pour le respect et la démocratie, le gouvernement et les institutions de la France étendaient leur emprise impérialiste et colonialiste dans toute l’Afrique. L’héritage de cette violence coloniale est encore vivant aujourd’hui. »
En cinq siècles, la France colonise le globe, mettant sous son joug les peuples du Sud, d’Haïti à la Nouvelle-Calédonie. Dans la seule Afrique, les Français envahissent un territoire – qui se subdivisera par la suite en plus de deux douzaines de pays – dans le cadre d’une « mission civilisatrice » autoproclamée. En 1884, l’homme d’État français Jules Ferry déclare : « Les races supérieures ont un droit sur les races inférieures, elles ont le devoir de les civiliser. »
En 1804, les peuples d’Haïti organisent une révolte d’esclaves qui atteint son but, repoussant les envahisseurs français pour devenir la première république noire que le monde ait connue. En 1825, la France contraint la nouvelle nation à verser des réparations d’un montant de 150 000 francs (200 milliards de livres sterling d’aujourd’hui ) – une dette qui ne sera acquittée qu’en 1947. À l’époque, le Mouvement pour l’indépendance de l’Afrique est à son apogée. Avec l’aggravation des conflits en Algérie, la flamme de la liberté s’allume, et les nations assiégées – représentant environ 5% de la population mondiale – se libèrent de la domination française dans les pays du Sud.
Être chez soi quelque part
En tant que femme brésilienne, Carolina Arantes comprend intuitivement comment les structures de la colonisation ont imprégné la vie publique et privée, à tous les niveaux. Dès son arrivée en France en 2010, elle se sent proche d’autres immigrants, notamment de la première génération – des personnes originaires du Sud qui tentent de trouver leur place dans un univers étranger après avoir été contraintes de quitter leur patrie.
L’idée de First Generation voit le jour peu après leur arrivée. En regardant les enfants de la loi de 1976 sur le regroupement familial, qui a permis aux travailleurs africains de faire venir leurs femmes et leurs familles en France après une décennie de séparation, Carolina Arantes est curieuse de savoir comment ces femmes ont pu grandir en Europe dans le respect de leurs racines.
En 2014, Carolina Arantes entame une série de photographies de documents d’archives et recueille des récits à la première personne de dix-sept femmes âgées de vingt-quatre à quarante-six ans, en quête de liberté et d’appartenance, en dépit de l’abîme entre deux mondes qui ne pourraient pas être plus éloignés l’un de l’autre.
« Je ne sais pas si je peux décrire le sentiment de non-appartenance », dit Maboula, une femme Dibula dont la famille est originaire de Côte d’Ivoire. « Je suis la fille de mes parents et à la maison, j’ai l’impression de vivre dans un monde complètement différent et qui n’a rien à voir avec ce qui se passe à l’extérieur. Dehors, c’est blanc. Dehors, c’est Français, et c’est complètement opposé à ma vie. »
Mais en même temps, Maboula est intriguée par sa différence, et cherche à mieux comprendre sa terre d’adoption. « Je veux découvrir l’extérieur, je veux voir ce qui se passe, je veux manger ce qu’ils mangent, m’habiller à leur manière. Mais ce n’est pas vraiment moi », dit-elle. « La seule chose que j’arrive à décrire, peut-être, c’est la frustration, le sentiment d’étrangeté. Tout ce que je peux dire, c’est : ‘Je ne sais pas où je me sens chez moi.’ »
Liberté, Égalité, Fraternité
Carolina Arantes nous transporte dans l’univers de ces femmes, nous les accompagnons dans leurs voyages quotidiens en France – aller à l’école, au travail, à l’église, faire des courses, rendre visite à leur famille, sortir entre amis. En filigrane de ces portraits paisibles, Carolina Arantes fait apparaître la difficulté, pour ces femmes, de se sentir chez elles dans un lieu ou un autre.
Tout au long des pages de First Generation, les femmes discutent des questions de genre, d’identité, d’indépendance, de couple et de famille avec chaleur et franchise. Bien qu’elles soient confrontées à la misogynie envers les femmes noires, elles suivent leur propre route.
« Ce qui est fou, et ce que les gens ne peuvent pas comprendre, c’est qu’on ne réclame pas des privilèges, mais seulement une vie normale », dit Mélanie. « On veut pouvoir sortir de chez nous sans nous demander sur quel idiot on va tomber, comment on va s’y prendre avec lui, comment on va se justifier à ses yeux. »
Et Mélanie poursuit : « En France, on vous demande de choisir entre être Africain ou Français. Et je ne veux pas choisir. Ce n’est pas que je ne veux pas, c’est que je n’ai pas à choisir et que je n’ai rien à prouver à personne. Je suis née ici… Il y a des moments où j’aimerais juste être moi-même. Je voudrais ne plus avoir à me fabriquer une identité. »
First Génération est publié par FishEye Editions, 45,00€.