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Devenir adulte aujourd’hui

Carolina Arantes relate la vie de femmes noires qui se reconstruisent elles-mêmes dans leur pays d’adoption.

« Liberté, égalité, fraternité, le cri de ralliement de la Révolution Française est inscrit dans la Constitution de 1848 », écrit Azu Nwagbogu (fondateur et président de l’African Artists’ Foundation et de Lagos Photo Festival, au Nigeria) dans l’introduction à First Génération, un livre récemment paru de la photographe brésilienne Carolina Arantes. Cet ouvrage relate l’histoire d’un groupe de femmes françaises d’origine ouest-africaine, qui se sont construit une nouvelle vie dans leur pays d’adoption.

Kheira s'allonge après un déjeuner chez ses cousins. Malgré son succès, et pour contourner les difficultés à trouver un emploi en tant que femme noire en France, Kheira lance une entreprise liée aux produits Afro. De nombreuses femmes de la première génération font de même en France. Bezons, 2018 © Carolina Arantes
Kheira s’allonge après un déjeuner chez ses cousins. Malgré son succès, et pour contourner les difficultés à trouver un emploi en tant que femme noire en France, Kheira lance une entreprise liée aux produits Afro. De nombreuses femmes de la première génération font de même en France. Bezons, 2018 © Carolina Arantes

« Cette devise a fait son chemin à travers les âges, et elle est souvent reprise, bien à propos, dans la culture visuelle contemporaine », poursuit Nwagboku. « Ce qui est moins connu, c’est le fait qu’à la fin du XVIIIe siècle, tandis que la  classe ouvrière française luttait pour le respect et la démocratie, le gouvernement et les  institutions de la France étendaient leur emprise impérialiste et colonialiste dans toute l’Afrique. L’héritage de cette violence coloniale est encore vivant aujourd’hui. »

En cinq siècles, la France colonise le globe, mettant sous son joug les peuples du Sud, d’Haïti à la Nouvelle-Calédonie. Dans la seule Afrique, les Français envahissent un territoire – qui se subdivisera par la suite en plus de deux douzaines de pays – dans le cadre d’une « mission civilisatrice » autoproclamée. En 1884, l’homme d’État français Jules Ferry déclare : « Les races supérieures ont un droit sur les races inférieures, elles ont le devoir de les civiliser. » 

Corine Ekoto Saint-Jacques, 43 ans, et sa fille Sara, 7 ans, chez elles, dans le petit village de Gay, en Champagne Ardennes. La famille Saint-Jacques est la toute première famille noire à s'installer dans la région. Comme le dit Corinne : "nous faisons de notre mieux pour éviter tout malentendu et nous savons que nous devons faire plus d'efforts pour cela, étant donné que nous sommes une famille noire". Corine est une professionnelle des soins, infirmière à domicile, elle est confrontée chaque jour à différentes personnes et à des questions sur sa double culture en France.© Carolina Arantes
Corine Ekoto Saint-Jacques, 43 ans, et sa fille Sara, 7 ans, chez elles, dans le petit village de Gay, en Champagne Ardennes. La famille Saint-Jacques est la toute première famille noire à s’installer dans la région. Comme le dit Corinne : « nous faisons de notre mieux pour éviter tout malentendu et nous savons que nous devons faire plus d’efforts pour cela, étant donné que nous sommes une famille noire ». Corine est une professionnelle des soins, infirmière à domicile, elle est confrontée chaque jour à différentes personnes et à des questions sur sa double culture en France. © Carolina Arantes
Hélène Djiba et son mari dans leur appartement du premier étage à Bagnolet, une ville située en Île-de-France, en banlieue de Paris. Après un premier mariage difficile, Hélène a trouvé ce qu'elle appelle un parfait compagnon : un homme qui la soutient dans sa liberté de pensée, dans son indépendance et dans sa façon d'apprendre à construire son identité de femme contemporaine. Bagnollet, 2022. © Carolina Arantes
Hélène Djiba et son mari dans leur appartement du premier étage à Bagnolet, une ville située en Île-de-France, en banlieue de Paris. Après un premier mariage difficile, Hélène a trouvé ce qu’elle appelle un parfait compagnon : un homme qui la soutient dans sa liberté de pensée, dans son indépendance et dans sa façon d’apprendre à construire son identité de femme contemporaine. Bagnollet, 2022. © Carolina Arantes

En 1804, les peuples d’Haïti organisent une révolte d’esclaves qui atteint son but, repoussant les envahisseurs français pour devenir la première république noire que le monde ait connue. En 1825, la France contraint la nouvelle nation à verser des réparations d’un montant de 150 000 francs (200 milliards de livres sterling d’aujourd’hui ) – une dette qui ne sera acquittée qu’en 1947. À l’époque, le Mouvement pour l’indépendance de l’Afrique est à son apogée. Avec l’aggravation des conflits en Algérie, la flamme  de la liberté s’allume, et  les nations assiégées – représentant environ 5%  de la  population mondiale –  se libèrent de la domination française dans les pays du Sud.

Une fille se promène au festival du film Brown Sugar au traditionnel Cinéma Rex à Paris. Brown Sugar est un festival de cinéma annuel dédié uniquement aux films produits par et pour les personnes d'ascendance africaine.© Carolina Arantes
Une fille se promène au festival du film Brown Sugar au traditionnel Cinéma Rex à Paris. Brown Sugar est un festival de cinéma annuel dédié uniquement aux films produits par et pour les personnes d’ascendance africaine. © Carolina Arantes

Être chez soi quelque part

En tant que femme brésilienne, Carolina Arantes comprend intuitivement comment les structures de la colonisation ont imprégné la vie publique et privée, à tous les niveaux. Dès son arrivée en France en 2010, elle se sent proche d’autres immigrants, notamment de la première génération – des personnes originaires du Sud qui tentent de trouver leur place dans un univers étranger après avoir été contraintes de quitter leur patrie. 

L’idée de First Generation voit le jour peu après leur arrivée. En regardant les enfants de la loi de 1976 sur le regroupement familial, qui a permis aux travailleurs africains de faire venir leurs femmes et leurs familles en France après une décennie de séparation, Carolina Arantes est curieuse de savoir comment ces femmes ont pu grandir en Europe dans le respect de leurs racines.

En 2014, Carolina Arantes entame une série de photographies de documents d’archives et recueille des récits  à la première personne de dix-sept femmes âgées de vingt-quatre à quarante-six ans, en quête de liberté et d’appartenance, en dépit de l’abîme entre deux mondes qui ne pourraient pas être plus éloignés l’un de l’autre.

Kheira, 27 ans est une bloggeuse, influenceuse mode et développeuse d'entreprise. Après des années à travailler en entreprise en tant que juriste, Kheira a quitté son emploi pour ouvrir sa propre entreprise spécialisée dans les produits de restauration rapide africains en France. Asnière sur Seine, 2022.
Kheira, 27 ans est une bloggeuse, influenceuse mode et développeuse d’entreprise. Après des années à travailler en entreprise en tant que juriste, Kheira a quitté son emploi pour ouvrir sa propre entreprise spécialisée dans les produits de restauration rapide africains en France. Asnière sur Seine, 2022. © Carolina Arantes
Koudiedji Sylla, 27 ans, réalisatrice et journaliste à son domicile à Champs sur Marne, en Île-de-France. Issue d'une famille malienne traditionnelle et respectée, Koudiedji a eu la chance d'être soutenue par sa mère et ses sœurs lorsqu'elle a décidé d'épouser un homme blanc français. Pour beaucoup de femmes afro-françaises de la première génération, cela serait impossible, ou bien un motif de rupture. © Carolina Arantes
Koudiedji Sylla, 27 ans, réalisatrice et journaliste à son domicile à Champs sur Marne, en Île-de-France. Issue d’une famille malienne traditionnelle et respectée, Koudiedji a eu la chance d’être soutenue par sa mère et ses sœurs lorsqu’elle a décidé d’épouser un homme blanc français. Pour beaucoup de femmes afro-françaises de la première génération, cela serait impossible, ou bien un motif de rupture. © Carolina Arantes

« Je ne sais pas si je peux décrire le sentiment de non-appartenance », dit Maboula, une femme Dibula dont la famille est originaire de Côte d’Ivoire. « Je suis la fille de mes parents et à la maison, j’ai l’impression de vivre dans un monde complètement différent et qui n’a rien à voir avec ce qui se passe  à l’extérieur. Dehors, c’est blanc. Dehors, c’est Français, et c’est complètement opposé à ma vie. »

Mais en même temps, Maboula est intriguée par sa différence, et cherche à mieux comprendre sa terre d’adoption. « Je veux découvrir l’extérieur, je veux voir ce qui se passe, je veux manger ce qu’ils mangent, m’habiller à leur manière. Mais ce n’est pas vraiment moi », dit-elle. « La seule chose que j’arrive à décrire, peut-être, c’est la frustration, le sentiment d’étrangeté. Tout ce que je peux dire, c’est : ‘Je ne sais pas où je me sens chez moi.’ »

Liberté, Égalité, Fraternité

© Carolina Arantes
© Carolina Arantes

« Il y a des moments où j’aimerais juste être moi-même. Je voudrais ne plus avoir à me fabriquer une identité »

Carolina Arantes nous transporte dans l’univers de ces femmes, nous les accompagnons dans leurs voyages quotidiens en France – aller à l’école, au travail, à l’église, faire des courses, rendre visite à leur famille, sortir entre amis. En filigrane de ces portraits paisibles, Carolina Arantes fait apparaître la difficulté, pour ces femmes, de se sentir chez elles dans un lieu ou un autre. 

Tout au long des pages de First Generation, les femmes discutent des questions de genre, d’identité, d’indépendance, de couple et de famille avec chaleur et franchise. Bien qu’elles soient confrontées à la misogynie envers les femmes noires, elles suivent leur propre route.

Des femmes dansent à la soirée Blend à Paris. Blend est une soirée disco pour les enfants d'immigrés africains en France. Contrairement à leurs parents qui sont restés ancrés dans leur communauté d'origine, les enfants de la première génération se rencontrent entre leurs différentes origines africaines, en reconnaissant leur double culture métissée. Paris, Île-de-France, 2015. © Carolina Arantes
Des femmes dansent à la soirée Blend à Paris. Blend est une soirée disco pour les enfants d’immigrés africains en France. Contrairement à leurs parents qui sont restés ancrés dans leur communauté d’origine, les enfants de la première génération se rencontrent entre leurs différentes origines africaines, en reconnaissant leur double culture métissée. Paris, Île-de-France, 2015. © Carolina Arantes
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« Ce qui est fou, et ce que les gens ne peuvent pas comprendre, c’est qu’on ne réclame pas des privilèges, mais seulement une vie normale », dit Mélanie. « On veut pouvoir sortir de chez nous sans nous demander sur quel idiot on va tomber, comment on va s’y prendre avec lui, comment on va se justifier à ses yeux. »

Et Mélanie poursuit : « En France, on vous demande de choisir entre être Africain ou Français. Et je ne veux pas choisir. Ce n’est pas que je ne veux pas, c’est que je n’ai pas à choisir et que je n’ai rien à prouver à  personne. Je suis née ici… Il y a des moments où j’aimerais juste être moi-même. Je voudrais ne plus avoir à me fabriquer une identité. »

Aline Afanoukoé, présentatrice de télévision et de radio, dans les coulisses de l'enregistrement de son émission musicale, The Ring, à La Bellevilloise, pour la chaîne de télévision France Ô. Aline est l'une des premières femmes de la radio française à inclure la diversité musicale, africaine et mondiale, dans l'écoute quotidienne de la musique en France. Paris, Île-de-France, 2014. © Carolina Arantes
Aline Afanoukoé, présentatrice de télévision et de radio, dans les coulisses de l’enregistrement de son émission musicale, The Ring, à La Bellevilloise, pour la chaîne de télévision France Ô. Aline est l’une des premières femmes de la radio française à inclure la diversité musicale, africaine et mondiale, dans l’écoute quotidienne de la musique en France. Paris, Île-de-France, 2014. © Carolina Arantes

First Génération est publié par FishEye Editions, 45,00€.

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