« Le problème majeur auquel sont confrontés les États-Unis aujourd’hui c’est qu’il n’y a pas assez de naissances de bébés blancs », a écrit Ben J. Wattenberg, ancien conseiller du président Lyndon B. Johnson et figure majeure du parti démocrate, dans son livre de 1987, The Birth Dearth (La baisse de la natalité, non traduit en français). « Si nous ne faisons pas quelque chose à ce sujet et que nous ne le faisons pas maintenant, les blancs seront en minorité numérique et nous ne serons plus le pays des hommes blancs. »
Wattenberg proposait trois solutions à la « crise ». La première était d’obliger les femmes américaines à avoir des bébés, ce qu’il a immédiatement rejeté car « il faudrait payer des femmes de toutes couleurs pour avoir des bébés ». La deuxième était d’augmenter les quotas d’immigration, ce qui s’est également avéré contre-productif pour son objectif de maintenir une majorité blanche à une époque où la plupart des personnes qui immigraient dans le pays étaient noires et « Brown » (Latinos, Sud-Est asiatique, arabes). Quant à la troisième, elle consistait purement et simplement à remettre en cause le droit à l’avortement. « La troisième chose que nous pourrions faire est de nous rappeler que soixante pour cent des fœtus avortés chaque année sont blancs. Si nous pouvions maintenir en vie ces soixante pour cent, cela résoudrait notre pénurie de naissances », écrivait Wattenberg.
Fermement attaché à la politique de l’accouchement forcé, le sénateur Joseph R. Biden Jr, (Démocrate-Delaware), issu de l’aile droite, avait à l’époque voté en faveur de l’annulation de l’arrêt Roe v. Wade en 1982, déclarant : « Je ne pense pas qu’une femme ait le droit exclusif de dire ce qui doit arriver à son corps. » En tant que politicien professionnel, Biden a maintenu cette position pendant des années, utilisant son pouvoir pour refuser aux femmes leur droit à la vie privée en vertu du quatorzième amendement. En 2003, il a voté pour une nouvelle interdiction de l’avortement – et n’a changé de position que lorsqu’il s’est lancé dans la campagne présidentielle de 2008, se présentant comme un pro-choix.
Pourtant, rien de ce qu’il a fait au cours de son double mandat de vice-président et maintenant de président ne soutient sa position. Le 3 mai 2022, Politico a publié une fuite d’un projet d’avis annonçant que la Cour suprême des États-Unis (SCOTUS) allait annuler Roe v. Wade lorsqu’elle statuerait sur l’affaire Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization à la fin du mois de juin. La seule mesure prise activement par les démocrates a été de protéger les juges de la SCOTUS contre les manifestations pacifiques organisées devant leurs domiciles.
Le 24 juin, la SCOTUS a décidé à 6 contre 3 de mettre fin au droit à l’avortement protégé par la Constitution. Une semaine s’est écoulée avant que Biden ne demande enfin au Sénat de mettre fin à l’obstruction parlementaire afin de codifier Roe v. Wade dans la loi – une promesse de campagne que Barack Obama a abandonnée peu après avoir remporté l’élection de 2008. Le fait que Biden n’ait agi qu’après coup est trop peu, trop tard. Les sénateurs Krysten Sinema, (démocrate, Arizona) et Joe Manchin, (démocrate, Virginie occidentale) restent « opposés à la suppression “de l’obstruction parlementaire” sur tout sujet, y compris le droit à l’avortement ».
Derrière la décision
En annulant Roe v. Wade, la SCOTUS ne se contente pas de refuser la liberté de leur corps aux femmes enceintes, elle met aussi leur vie en danger et les criminalise. Une étude récente publiée dans la revue Obstetrics and Gynecology révèle que l’homicide est la principale cause de décès chez les femmes enceintes et les femmes en post-partum, et ce « dans une proportion plus de deux fois supérieure ». Dans le même temps, les Centres de contrôle et de prévention des maladies signalent que les taux de mortalité maternelle aux États-Unis sont les plus élevés parmi les pays industrialisés – les femmes noires étant les plus vulnérables dans les deux groupes.
Avec la criminalisation de l’avortement, celles qui y ont recours et ceux ou celles qui le pratiquent peuvent désormais être jugés pour crime – y compris les victimes de viol et d’inceste. Si ces personnes sont condamnées, elles perdent leur droit de vote pendant leur incarcération et leur libération conditionnelle, et dans certains États elles peuvent même en être privé indéfiniment. Dans le même temps, le gouvernement a commencé à accuser de meurtre les femmes qui font des fausses couches. En mars de cette année, un juge californien a finalement annulé la condamnation d’Aurora Perez, en juin 2018, à 11 ans de prison pour avoir accouché d’un bébé mort-né en décembre 2017.
Les organisations qui luttent pour la justice reproductive se sont préparées à cette éventualité depuis des décennies, et ont immédiatement commencé à joindre leurs efforts pour riposter sur le terrain, devant les tribunaux et par des actions en ligne. Les activistes ont organisé des informations pour celles qui veulent aider, fournissant des informations, des conseils et du soutien – mais la liberté d’expression est également en danger. L’article 230 de la loi sur la décence des communications, qui permet aux plates-formes Internet d’héberger du contenu généré par les utilisateurs en faveur de l’avortement, est maintenant attaqué dans les États qui légifèrent sur la naissance forcée.
Les lignes de bataille sont tracées, et l’affaire Dobbs constitue une victoire majeure dans la campagne visant à faire reculer les droits civils, comme l’a clairement indiqué le juge Clarence Thomas dans son opinion concordante sur l’affaire. « C’est pourquoi, dans les affaires futures, nous devrions reconsidérer tous les précédents de cette Cour en matière de procédure régulière, y compris les cas Griswold, Lawrence et Obergefell. Étant donné que toute décision relative à une procédure régulière substantielle est “manifestement erronée”, … nous avons le devoir de “corriger l’erreur” établie dans ces précédents », a écrit Thomas, stigmatisant les décisions de la SCOTUS en faveur des droits à la contraception, aux relations homosexuelles et au mariage entre personnes de même sexe.
Le juge Samuel Alito, qui a écrit pour la majorité dans l’affaire Dobbs, a expliqué que « la Constitution ne confère pas un droit à l’avortement ». Bien que la Constitution permette des amendements, elle est en soi limitée par la règle de droit. Par exemple, le 14e amendement (1868) accorde des droits constitutionnels protégés par le gouvernement fédéral à toutes les personnes nées ou naturalisées aux États-Unis, tandis que le 15e amendement garantit à tous les citoyens le droit de vote – pourtant, pendant près de 100 ans, ces droits ont été activement et ouvertement niés et restreints par les autorités étatiques et locales, ainsi que par des sociétés privées. Ce n’est qu’après un mouvement social massif de dix années que le gouvernement a été contraint d’adopter la loi sur les droits civiques de 1964, codifiant les droits constitutionnels dans une loi réelle.
Si certains considèrent le vote comme la seule solution viable, un demi-siècle d’inaction des démocrates révèle qu’une telle stratégie est contre-productive en soi. Le 3 juillet, le secrétaire d’État à la santé et aux services sociaux de Biden, Xavier Becarra, a déclaré lors de l’émission Meet the Press : « À moins que nous ne disions tous que la Cour suprême n’a plus de valeur, nous devons tenir compte de la parole de la Cour suprême. »
Sauf que nous ne le faisons pas. Comme l’a expliqué la représentante Alexandria Ocasio-Cortez, D-NY (démocrate, New York), dans l’édition du 26 juin de Meet the Press, « la Cour suprême a dramatiquement outrepassé son autorité, » et elle a appelé à mettre en accusation les juges qui ont menti, sous serment, sur leur position dans Roe v. Wade. Ceux qui sont attachés à la justice se souviennent de la justesse des mots de l’abolitionniste et homme d’État Frederick Douglass : « Le pouvoir ne concède rien sans une demande. Il ne l’a jamais fait et ne le fera jamais ».
Vivre avec l’ennemi
L’artiste et militante Donna Ferrato a consacré sa carrière à lutter pour les droits des femmes, en mettant en lumière le problème de la violence domestique dans les années 1980, lorsque le viol conjugal était encore légal aux États-Unis. Avec la publication en 1991 de son livre révolutionnaire Living With the Enemy (Vivre avec l’ennemi, non traduit), Ferrato a brisé le silence qui a maintenu tant de femmes piégées dans des relations abusives. Aujourd’hui âgée de 72 ans, Ferrato revient avec deux nouvelles expositions, « Holy » chez Daniel Cooney Fine Art et « Wall of Silence » au Collect Pond Park, qui révèlent au pouvoir la vérité sur la vie des femmes. Ferrato affronte sans peur la violence, l’exploitation et l’oppression tout en révélant et en célébrant le courage et la force des femmes contre vents et marées.
Ayant grandi pendant la révolution sexuelle et le mouvement de libération des femmes, Ferrato a été le témoin direct de la légalisation et de la criminalisation de l’avortement. « J’avais une amie qui s’est fait avorter illégalement [avant Roe] et elle a failli mourir d’une hémorragie », raconte Ferrato. « Les histoires que j’entendais à l’époque de femmes conduites dans des lieux anonymes, devant y aller seules et faire confiance à ces hommes qui pratiquaient des avortements illégaux dans des conditions insalubres, sans aucune protection ni garantie, étaient la réalité. J’étais triste et en colère de voir comment les femmes étaient traitées. On nous fait toujours nous sentir honteuses et coupables. »
Ferrato a canalisé sa douleur et sa rage et les a utilisées, avec une bonne dose de curiosité et d’empathie, dans sa pratique de la photographie, commencée en 1976. Fraîchement divorcée, elle arrive à New York, intriguée par la vie nocturne et hédoniste de la ville. Le destin a voulu qu’elle fréquente le Plato’s Retreat, un club échangiste hétérosexuel notoire. À la fin des années 1970, Ferrato commence à documenter la vie sexuelle de couples de banlieue, ce qui l’amène à découvrir comment les femmes sont abusées et contrôlées derrière des portes closes. Elle se rapproche d’un couple, Elisabeth et Benth. « Je pensais qu’Elisabeth était une femme libérée », dit Ferrato. « C’était la dominante, ou du moins je le supposais. »
En 1982, Ferrato accompagne le couple dans leur manoir du New Jersey. Cette nuit-là, elle entend Elisabeth crier, prend son appareil photo et court dans la salle de bains où Benth était en train de battre sa femme. Ferrato prend une photo, puis attrape le bras de Benth. Elle lui demande : « Qu’est-ce que tu fais ? » Benth répond : « Je la corrige parce qu’elle est ma femme et qu’elle me ment. »
Briser le silence
Après cette rencontre, la vie de Donna Ferrato change à jamais. Elle se lance dans une mission visant à briser le silence qui maintient tant de femmes piégées dans un cycle d’abus menant souvent à la mort. Chaque jour aux États-Unis, 4 femmes sont assassinées par leur partenaire, tandis que toutes les 9 secondes, une femme est agressée.
Pourtant, les femmes sont plus susceptibles d’être incarcérées pour s’être défendues. Depuis 1970, la population carcérale féminine a été multipliée par 14. Alors que les hommes ne purgent que 2 à 6 ans de prison pour avoir tué leur partenaire, les femmes sont condamnées à 15 ans de prison pour avoir tué, en état de légitime défense, leur agresseur – un acte qui constitue généralement leur première infraction pénale. « C’est l’objectif de “Wall of Silence” », déclare Donna Ferrato. « On ne comprend pas à quel point il est difficile pour les femmes de sortir de ces relations, et le danger lorsqu’elles s’en vont est énorme. Les tribunaux le savent, mais ils font la sourde oreille. Si l’on parle d’abus sexuels sur des enfants, les mères perdent immédiatement leurs droits parentaux. Il est devenu plus facile pour les abuseurs de faire de la vie de leurs femmes et de leurs petites amies un enfer en leur enlevant leurs enfants et en les empêchant de s’engager dans des batailles juridiques. Ils détruisent l’esprit des mères pour qu’il leur soit plus difficile de se défendre. »
Parler de la violence domestique à une époque où peu de publications grand public étaient disposées à le faire était un défi en soi – un défi que Ferrato a relevé tout au long de sa carrière. « La violence domestique n’était pas reconnue comme un crime, j’ai donc pu aller dans tous ces endroits et prendre des photos. Il m’a fallu plusieurs années de collecte d’histoires de femmes et de présence sur les lieux lorsque de graves incidents de violence se produisaient pour les immortaliser, sinon personne n’aurait accepté ce que mon travail montrait. Les photos d’Elisabeth attaquée dans sa propre maison étaient si choquantes que, même si mes éditeurs ont essayé de les écarter, ils ont finalement été obligés de les publier. »
Une fois le travail de Ferrato rendu public, beaucoup de femmes se sont manifestées et ont parlé, confirmant que la violence domestique était beaucoup plus courante que ce que la plupart croyaient. « Les lois ont commencé à changer et c’était passionnant d’être en première ligne sur ce champ de bataille, d’essayer de réveiller la société et d’obtenir de l’aide », dit-elle. « Les services destinés aux femmes battues étaient si peu nombreux. Dans les années 80, les refuges étaient peu financés, mais ils étaient fantastiques car les femmes pouvaient commencer à comprendre que ce n’était pas leur faute. Pendant si longtemps, on avait dit aux femmes que si elles étaient maltraitées, c’était parce qu’elles l’avaient cherché, qu’elles auraient dû faire mieux et ne pas se défendre. C’était un moment extraordinaire où elles voyaient les choses clairement pour la première fois de leur vie. »
Notre révolution
« J’ai fait partie du mouvement de l’amour libre dans les années 1970 et c’était une époque joyeuse », raconte Donna Ferrato. « Nous pouvions ouvrir nos cœurs, prendre la pilule contraceptive, aller à l’université et être traitées comme des égales. Nous revendiquions notre pouvoir et tout allait bien jusqu’à ce que la droite religieuse et les républicains conservateurs décident qu’ils ne voulaient pas que cela aille plus loin. Ils n’aiment pas voir les femmes heureuses, prospères et réussir dans le monde. Ils veulent que les femmes aient peur et soient soumises. »
Ferrato refuse de se cacher, ne se rend jamais et sait que, si la bataille est peut-être perdue, la guerre n’est pas terminée et que ceux qui soutiennent les droits des femmes doivent s’organiser et poursuivre le combat. Comme l’a fait remarquer la militante et auteure Audre Lorde : « Parfois, nous avons la chance de pouvoir choisir le moment, l’arène et la manière de notre révolution, mais le plus souvent, nous devons livrer bataille là où nous nous trouvons. »
« Donna Ferrato : Holy » est visible à la galerie Daniel Cooney Fine Art à New York jusqu’au 29 juillet 2022.
« Wall of Silence » est exposé au Collect Pond Park à New York jusqu’au 20 novembre 2022.
Holy est publié par powerHouse Books, 49,95$.