Avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale, l’Allemagne s’est engagée sur une voie qui aboutirait à sa destruction dans les décennies à venir ainsi qu’à celle de tout le continent. Inconscients de la brutalité de la guerre moderne, plus de deux millions d’Allemands ont sacrifié leur vie pour une cause perdue. Ceux qui ont survécu ont souffert dans leur esprit autant que dans leur chair, un phénomène qui deviendra connu sous le nom de syndrome de stress post-traumatique.
L’artiste Otto Dix (1891-1969) est parmi les premiers volontaires. Il combat à la bataille de la Somme et obtient plus tard la Croix de fer, mais l’héroïsme lui est indifférent face à la barbarie dont il a été témoin. Après la défaite de l’Allemagne, il revient à la vie civile, avec des images qui le hante à tout jamais.
Il se tourne alors vers l’art pour médiatiser ces expériences, incorporant des éléments d’expressionnisme et de dadaïsme dans des représentations de plus en plus critiques de la violence, de la dégradation, de la décadence et de la mort. Otto Dix parle peu, préférant laisser son œuvre parler d’elle-même – ou plutôt crier, hurler un témoignage de l’horreur aux oreilles d’un pays qui tente désespérément d’oublier.
« Otto Dix n’était pas un peintre très politique au sens propre. Dans les années 1920, il a été simplement un observateur attentif de son époque, un bohème conscient que ses sujets non conventionnels tels que ses représentations de la prostitution et de la vie nocturne faisaient de lui un paria bourgeois. Mais en se livrant à son activité créatrice contre vents et marées, il est toujours resté fidèle à lui-même, un artiste authentique, convaincu de la valeur de ses objectifs et de sa vision du monde », déclare le photographe germano-ukrainien Miron Zownir, qui présente son travail aux côtés de celui d’Otto Dix dans une exposition intitulée « Dix and the Present ».
En 1933, lorsque les nazis accèdent au pouvoir, Dix est accusé d’avoir représenté le mythe de l’héroïsme allemand comme n’étant rien d’autre qu’une cruelle supercherie. Dix est ainsi qualifié d’« artiste dégénéré », et destitué de son poste d’enseignant en art à l’Académie de Dresde. Contraint de rejoindre la Chambre du Reich des Beaux-Arts, il n’a le droit de peindre que des paysages idylliques conformes à l’idéologie nazie. Mais il refuse de se soumettre et continue à créer des œuvres allégoriques défiant le régime.
Conscient du pouvoir subversif de l’art moderne, les nazis entreprennent une vaste campagne de pillage des musées allemands et des collections privées d’ « art dégénéré », confisquant plus de 20 000 œuvres, dont beaucoup n’ont pas été retrouvées à ce jour.
« L’art moderne représentait une menace pour leur idéologie, donc il devait être rendu invisible par le biais d’une politique culturelle impitoyablement répressive, afin de contrôler et censurer l’expresssion artistique et d’atteindre l’uniformité et la conformité », explique Zownir.
« Le style et les sujets de ces artistes ne cadraient pas avec la vision du monde national-socialiste, et ils étaient qualifiés de ‘judéo-bolchéviques’, ‘non-allemands’ ou ‘dégénérés’. En même temps, ce vol d’art légitimé par l’État a incité de nombreux marchands d’art internationaux à acheter à bas prix à Berlin, où l’art confisqué était entreposé. Les dollars allaient directement au chef nazi Joseph Goebbels et à son ministère de la Propagande, tandis que les œuvres d’art qui ne pouvaient pas être converties en argent étaient détruites », relate le photographe.
Le « Grand Mensonge »
En 1937, l’artiste nazi Adolf Ziegler inaugure l’exposition d’art dégénéré, présentant 650 œuvres volées à 112 artistes qu’il estimait « être une insulte à la sensibilité allemande, détruire ou altérer l’apparence naturelle des choses, ou simplement révéler un manque de compétence manuelle et artistique ». Plus de deux millions de personnes se rendent à Munich pour se faire une idée des peintures, sculptures et estampes d’éminents artistes tels que Pablo Picasso, Piet Mondrian, Marc Chagall, Wassily Kandinsky, Paul Klee et Otto Dix.
Comme tout concept propre à l’idéologie nazie, la notion d’ « art dégénéré » s’enracine dans l’utilisation stratégique du « grand mensonge » tel que le définit Hitler dans Mein Kampf, c’est-à-dire une tactique visant à discréditer les Juifs tout en l’utilisant à ses propres fins. Le « grand mensonge » joue sur les préjugés et la haine des masses afin qu’elles se retournent contre les ennemis du pouvoir.
Experts en propagande, les nazis organisent l’Exposition d’art dégénéré pour s’opposer au modernisme sous toutes ses formes, transmettant à une nation dévastée leur obsession dépravée de l’eugénisme et du génocide.
Conscients du pouvoir de l’image, les artistes se positionnent depuis toujours par rapport au pouvoir, utilisant leurs créations pour dénoncer les « grands mensonges » propagés par les politiciens, les personnalités influentes et les magnats des médias. Certains artistes sont activistes, d’autres choisissent d’être des observateurs attentifs, refusant catégoriquement de participer à la tromperie des masses et à l’endoctrinement.
Des photographes contemporains, dont Miron Zownir, Nan Goldin et Cindy Sherman s’inscrivent dans la tradition d’Otto Dix en critiquant les structures de pouvoir utilisées pour nuire aux communautés vulnérables, reléguées en marge de la société. L’exposition « Dix and the Present » rassemble leurs travaux, mettant en valeur la continuité entre les combats d’hier et ceux d’aujourd’hui.
Hors-la-loi, parias et non-conformistes
Né en Allemagne de l’Ouest dans les années 1950, Miron Zownir grandit parmi les ruines, dans une famille partagée entre les deux camps, nazi et socialiste, et qui ne cherche pas à protéger leur fils des brutalités de la vie. La défaite a imprégné les esprits, génération après génération, et ceux qui ont survécu naviguent entre la folie et le déni général, au sein d’une dévastation aussi bien humaine qu’environnementale.
Enfant, Zownir est avide de lectures, un esprit curieux, aventureux et plein d’empathie. Il se sent proche des rebelles, des marginaux et des non-conformistes, ces personnages que l’on rencontre dans les œuvres de Dostoïevski, Kafka, Shakespeare – mais aussi, plus tard, Burroughs, Bukowski, Nietzsche et Jean Genet.
Pour Zownir, la plus grande force de la philosophie réside dans sa défense de la liberté individuelle. Non seulement elle prône la liberté de parole, d’expression, mais aussi la responsabilité personnelle, le « vivre et laisser vivre », le respect envers les autres êtres humains ainsi que les animaux et la nature.
Animé par une passion pour l’image et le texte, il commence à élaborer des récits d’aventures imaginaires dans lesquels il est toujours en fuite, à la recherche d’un abri et risquant sa vie. Pour Zownir, l’art est une extension de l’existence plutôt qu’un moyen de susciter l’attention, d’acquérir un statut social ou de s’enrichir.
Zownir vient à la photographie à la fin des années 1970, capturant des images empreintes d’une angoisse néo-expressionniste évoquant l’atmosphère de Berlin à l’époque de la République de Weimar. Pendant 40 ans, il a parcouru le monde pour immortaliser des vies poussées à leurs limites, documentant une vitalité brute, à la fois crue, tendre et sans compromis. Plutôt que de dramatiser, d’idéaliser, de romancer ou de diaboliser les individus rencontrés, son objectif a été simplement de les représenter tels qu’ils étaient : des survivants de régimes brutaux les ayant laissés pour morts.
« Quelles que soient les circonstances, j’ai toujours été assez ouvert d’esprit pour ne pas porter un jugement prématuré, ni accuser quelqu’un. Chaque souffrance individuelle avait ses propres causes », explique Zownir. « Mais parfois (comme à Moscou en 1995), il y avait tant de cynisme, de brutalité dans l’air, et tout était tellement inutile que je me suis senti complètement impuissant et dégoûté par la société. Je pense avoir été le seul à documenter ces atrocités au jour le jour pendant près de trois mois, mais il a fallu des années avant que ce travail ne suscite l’attention, et il n’a eu absolument aucune influence sur le statu quo inhumain dont ces gens faisaient les frais. »
Considérées comme trop intenses, morbides et dérangeantes, les photos de Zownir ont dissipé l’illusion de liberté et de démocratie en Russie qu’avaient entretenue tant de gens après la chute de l’Union soviétique. « Parfois, j’avais l’impression d’être responsable de toute la misère que j’explorais », déclare Zownir – ce qui évoque son compatriote Otto Dix.
Un acte de libération radicale
L’exposition « Dix and the Present » rassemble 50 photographies en noir et blanc de Miron Zownir et 50 eaux-fortes de la série « Der Krief/The War » d’Otto Dix, achevée en 1924. Entre leurs mains, le simple acte de témoigner devient un geste radical de libération et un refus de participer au « grand mensonge ».
En observant ces œuvres réalisées à un siècle d’intervalle, on réalise à quel point les choses ont peu évolué. Mieux que toute la propagande visant à se flatter soi-même, la réussite de la civilisation occidentale se mesure à travers ceux qu’elle a laissés pour compte, leurs échecs étant présentés comme des problèmes individuels plutôt que systémiques. À l’instar de Otto Dix, Zownir n’use ni de feinte, ni de moralisation, ni de prosélytisme, ni de déni des vérités les plus sombres de l’humanité pour ouvrir les yeux de ceux qui refusent de voir.
« En tant que photographe de rue et photographe documentaire, je suis un chroniqueur du présent. Si la révolution sexuelle dans le New York du début des années 1980 ou l’hédonisme excessif dans le Berlin des années 2000 suscitent des préoccupations morales, c’est une démonstration de la diversité de la société », explique Zownir.
« Tout comme Otto Dix, dont les images socialement critiques des années 1920 reflétant les maux et les misères de cette époque ont provoqué l’indignation morale des nationalistes conservateurs, mes photographies ont suscité divers débats moraux au fil des décennies. Je n’ai pas vécu dans une société totalitaire et il serait trop facile de revendiquer un courage à toute épreuve. Mais j’ai fait suffisamment l’expérience de la censure et des restrictions dans notre société prétendument ‘libre’. Plus j’ai été rejeté, plus j’ai été convaincu d’avoir raison. »
« Dix and the Present » est présentée au Deichtorhallen de Hambourg, en Allemagne, jusqu’au 25 février 2024.