Qui est le méconnu Dr. Paul Wolff (1887-1951) ? Quand ses contemporains Auguste Sander ou Albert Renger-Patzsch sont passés à la postérité, son nom semble s’être évaporé dans les profondeurs de l’histoire de la photographie. Wolff est pourtant, dans l’entre-deux-guerres, le plus connu de la photographie allemande. « C’est comme si on parlait de Robert Doisneau », appuie Gilles Mora, commissaire de l’exposition « Dr. Paul Wolff, l’homme au Leica » et directeur artistique du Pavillon populaire de la Ville de Montpellier. Comment un Doisneau allemand a-t-il pu ainsi disparaître des radars, auteur pourtant de plus de 300 ouvrages photographiques et d’une production par lui et son agence de près de 700 000 clichés ?
Cette première rétrospective française présente un Monsieur Wolff à la pointe de la technologie photographique, touche à tout des genres photos – à l’exception peut-être du nu -, chef d’entreprise reconnu, témoin d’une Allemagne en pleine reconstruction, d’une Allemagne des loisirs et de l’industrialisation où pointe aussi, en arrière plan, le nuage noir du national-socialisme. Des rues sinueuses de Francfort aux autoroutes du Reich en passant par les usines d’Opel et les virées au ski, plus de 140 tirages vintages racontent l’histoire et la part d’ombre de celui que l’on a surnommé « l’homme au Leica ».
Porte-image de la révolution Leica
Né en 1887 à Mulhouse, appartenant alors à l’Empire allemand, ancien médecin militaire, Paul Wolff débute sa carrière de photographe par des clichés de Francfort – où il s’est installé en 1919 après l’expulsion des Allemands d’Alsace. Wolff saisit, dans le style dynamique d’un photographe de rue, les enchevêtrements de colombages du vieux Francfort et la radicale transformation de la ville sous les plans du novateur architecte Ernst May.
La photographie devient réellement son gagne pain à partir de 1927. Il fonde avec son associé Alfred Tritschler l’agence « Dr. Paul Wolff & Tritschler » spécialisée dans la photographie industrielle, le reportage et la photographie urbaine. « Wolff comprend que l’avenir se trouve dans la photographie comme on dirait la même chose aujourd’hui pour le numérique », raconte Gilles Mora.
L’avenir de la photo se trouve alors chez Leica, marque emblématique de l’usine d’optique Leitz dont les appareils compacts, imaginés dès 1914 par l’ingénieur Oskar Barnack – un ami de Wolff -, vont révolutionner la pratique. « Le Leica c’est l’Apple de l’époque », résume Gilles Mora.
Dès 1926, Paul Wolff s’empare de cette nouvelle technologie qui annonce la fin de la photographie « lourde » et contraignante des chambres photos. Place désormais à la légèreté, à la liberté de mouvement de ces petits boîtiers au format 24×36. « Plus on se place modestement en face de soi-même, mieux on constate que l’on a jamais fini d’apprendre. Je ne l’ai jamais ressenti aussi nettement qu’en travaillant avec Leica », écrira Paul Wolff, parlant même de « Leicagraphie ».
Sans pour autant abandonner la chambre photographique, notamment pour ses séries animalières et botaniques, Wolff va révéler le potentiel Leica dans tous les genres couverts par son agence photo. Le voilà ambassadeur, porte-image informel, de la marque auprès de la photographie amateur. Il publie même un ouvrage en 1934 intitulé « Meine Erfahrungen mit der Leica » («Mon Aventure avec Leica »). Un livre de conseils techniques qui connaît un grand succès – dont une version française vendue à 50 000 exemplaires.
L’oeil de l’entrepreneur
L’urbanisme, la botanique, le sport, les loisirs, l’industrie… Le Wolff photographe édite aussi ses livres, beaucoup de livres, quasi une publication par projet ou commande. Wolff a un œil et une maîtrise de la composition. Sa thématique des loisirs nous ramène à Jacques Henri Lartigue : jeux d’ombres de joueurs de tennis, envolées de skieurs alpins ou vacances à la plage. Un peu d’André Kertész aussi lorsqu’il s’adonne au pur style de la Nouvelle Objectivité, capturant un amas de fourchettes, de lampes et autres objets du quotidien. Certains verront même la touche Marc Riboud à travers ces peintres de Francfort perchés en équilibre sur leurs échelles.
L’entreprise Wolff fonctionne à plein régime, les commandes abondent, notamment du côté des entreprises allemandes. Voilà que surgissent les cheminées fumantes de Shell, les ouvriers besogneux de chez Opel, les rouages et les boulons engraissés – nous rappelant Les Temps modernes de Chaplin (1936) – qui tournent à plein régime … En 1937, son livre « Arbeit ! » (« Au Travail ! ») met en avant cette industrialisation massive débutée sous la République de Weimar et intensifiée dès 1933 par le IIIe Reich. Wolff documente ainsi la réalisation de l’autoroute du Reich Francfort-Mannheim-Heidelberg ou les chantiers de la Deutsche Reichsbahn, la compagnie ferroviaire du régime en place.
Voilà une Allemagne productive, une Allemagne prospère qui a le sourire, insouciante, heureuse et idéale. Une Allemagne des loisirs, portant en elle la fameuse Heimat, le bon vivre traditionnel allemand, ce bonheur du foyer et du terroir. Wolff compile aussi des images de voyages : les croisières à bord du paquebot Bremen, une virée à Paris, New-York, au Caire, un vol en Zeppelin… La vie paisible et productive de cette Allemagne que nous fait voir Wolff cache pourtant une autre réalité, déjà bien implantée, celle de l’arrivée au pouvoir d’Hitler depuis 1933.
Pragmatisme aveugle
La question se pose alors rapidement : Quel était le positionnement de Wolff vis-à-vis de l’Allemagne nazie, ses images idéalisées n’ont-elles pas servi la propagande officielle ? « S’il n’a jamais été apparenté au parti nazi », comme le rappelle Gilles Mora – Wolff ne répondra à aucune commande officielle organisée par le IIIe Reich, à la différence par exemple de Renger-Patzsch -, le photographe a continué son activité avant et durant la guerre.
Alors que la censure sévit, l’imagerie neutre et positive de l’agence ne va pas à l’encontre de l’idéal national-socialiste. Hans-Michael Koetzle, spécialiste de Paul Wolff, est d’ailleurs très clair à ce sujet : « [Paul Wolff] se mit également au service d’une photographie patriotique idéalisée dont se servit à partir de 1933 la propagande national-socialiste. » Et l’on sait ô combien le régime, sous le visage de Joseph Goebbels, a très vite saisi le pouvoir de l’image dans la propagation de son idéologie.
L’agence « Dr. Paul Wolff & Tritschler » ne fait pas de vague. Wolff fait son boulot et s’adapte. Point. Les photos exposées à Montpellier des JO d’hiver de Garmisch-Partenkirchen et de Berlin de 1936 paraissent des plus banals. Wolff saisit les patineurs sur glace, les gradins, la flamme olympique… Dans son livre sur les Jeux olympiques de Berlin figurent tout de même saluts nazis et croix gammées.
D’une passivité pragmatique, l’homme d’affaires ferme les yeux sur le régime en place pour continuer de faire fonctionner son fonds de commerce et éviter la censure. « Ce qu’on est en droit de reprocher à Wolff, c’est son adaptation heureuse – et volontairement aveugle – à un contexte nouveau dont il paraît ignorer l’effroyable désastre quotidien, sans aucunement le mettre en cause ou le prendre en compte photographiquement, même de façon biaisée », ajoute Gilles Mora dans son texte d’introduction.
Plutôt qu’un artiste, Wolff était un entrepreneur, « un prestataire fiable », note Hans-Michael Koetzle. Ceci peut expliquer son absence dans les expositions et sa disparition de la mémoire collective, il n’a pas cherché à faire exposer ses clichés dans des musées. Son ambiguïté avec le régime en place tout autant. Le tragique de l’histoire le rattrapera : une grande partie de ses archives partira en fumée lors des bombardements alliés de 1944. Il nous reste pourtant aujourd’hui encore 500 000 négatifs de ce témoignage précieux d’un virage technique de la photographie et du quotidien outre-Rhin d’une époque de renouveau et de troubles.
On regrette peut-être de cette exposition de Montpellier une remise en contexte historique plus poussée. Dans cette Allemagne des loisirs que nous observons, pendant que ces couples pique-niquent innocemment dans l’herbe, en 1936, les exactions contre les Juifs ont déjà commencé. Ces images bucoliques rappellent alors celles de la vie paisible et terriblement banale du commandant d’Auschwitz Rudolf Höss et de sa famille, exposée dans le film La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer. L’horreur, qu’on ne veut pas voir, est pourtant là, toute proche, juste derrière le jardin et les roses.
« Dr. Paul Wolff, l’homme au Leica », exposition au Pavillon Populaire de la Ville de Montpellier, jusqu’au 14 avril 2024.