Martýr fait sa performance. Sur scène, elle découpe des négatifs, les place sous un agrandisseur. Lentement, une image apparaît derrière elle, projetée sur un écran. J’assiste au nouveau concours de drag-queen intitulé Untitled Art Star, organisé par la grande artiste drag new-yorkaise Untitled Queen. Ce concours, dit-elle, est réservé aux artistes drags pratiquant une autre forme d’art qu’ils souhaitent intégrer à leur performance. Le thème de ce soir est la photographie.
La longue perruque rouge de Martýr pend sur son visage fardé en blanc, rehaussé de triangles cramoisis. Puis une autre Martýr apparaît sur scène, maquillée comme elle, son visage maintenu à l’intérieur d’un cadre. Martýr arrache lentement sa perruque, l’adhésif laisse des traces sur le haut des tempes. Ce visuel est une remise en question, un déchirement de sa propre image. Et n’est-ce pas ce que le drag et la photographie nous demandent de faire, en premier lieu : réinventer le soi sous une autre forme.
« Il y a une dimension temporelle de le drag et de la photographie que l’on ne prend pas [souvent] en compte », explique Martýr en discutant de sa démarche artistique sur scène avec Untitled. « Le drag, c’est très éphémère. Cela ne dure qu’une nuit, à moins que l’on n’ait des vidéos, des photos, etc. La photographie valorise ce qu’on a vécu. On fixe le temps en prenant une photo. » Ainsi, Martýr pratique à la fois ledrag et la photographie pour exprimer ses idées et les capturer.
La relation entre le drag et la photographie est aussi ancienne que la photographie elle-même, comme si le premier n’avait pu exister que grâce à la découverte de la seconde. Ce qui est intéressant, cependant, dans une performance telle que celle de Martýr, c’est qu’elle rend hommage à la photographie, de la même manière que la photographie a illustré le drag. Ce qui nous conduit à nous demander pourquoi nous avons besoin de réaliser une image, et ce qui se passe quand on le fait.
Dans le cadre du concours Untitled Art Star, Untitled Queen a fait sa performance devant une projection de Blow-Up d’Antonioni (1966), un film qui lui-même interroge la relation entre la photographie et la réalité. Untitled incarne le personnage de Vanessa Redgrave, avec une perruque noire et une chemise vichy, chantant en playback sur la chanson « Walk in the Park » de Beach House. « On pense généralement que la photographie capture la réalité, mais est-ce vraiment la réalité qu’on perçoit, est-ce même de la réalité ? », s’interroge Untitled à propos du film. Et il est intéressant de noter que la même question peut se poser à propos du drag, qui en appelle lui aussi à l’imaginaire, qui est une version du moi rendue réelle.
« Briser le quatrième mur de la photographie »
C’est en partie ainsi que Voxigma Lo est devenue qui elle est. L’artiste drag et photographe basée à Brooklyn explique que son travail vise à capturer au mieux le personnage de Voxigma Lo, qui existe réellement à ses yeux, grâce à la photographie documentaire – la forme la plus authentique de la photographie, selon elle. Et elle encourage les autres à travailler dans le même sens.
Sur le plateau de l’émission « The One About… » qu’elle a créée avec l’artiste drag Mx. Fink, Voxigma a récemment invité d’autres photographes et/ou artistes drag à réfléchir à leur relation au drag et à la photographie. Voxigma a interprété « I Capricorn » de Shirley Bassey, une chanson ponctuée par le refrain « It’s all for you », tout en distribuant des roses au public. Derrière elle était projeté un diaporama de ses photographies, et on la voyait enfant sur la dernière.
Ce qu’ont voulu faire Voxigma et Mx. Fink avec ce spectacle, c’est « briser le quatrième mur de la photographie », dit-elle, la séparation entre acteurs et spectateurs, et particulièrement dans le contexte de la vie nocturne. Elles ont voulu que le drag et l’image coexistent et dialoguent dans le même espace. « Aujourd’hui, tout le monde a un iPhone, et c’est très pratique de prendre une photo, mais il y a évidemment des gens qui ont passé leur vie à étudier cet art, qui s’y sont consacrés… [Ils ont] traversé des épreuves, et ils ont des points de vue et des perspectives que nous ne pouvons pas toujours entendre parce que Lady Gaga fait son cinéma », dit-elle en riant. « L’idée de notre émission [The One About Photography], c’est de donner au drag un supplément d’âme. Ce que je cherche, ce que je veux voir, c’est plus qu’un simple playback. »
La conversation entre drag et photo se poursuit dans le travail de Voxigma, avec une série présentée à New York à l’espace d’art et librairie Bureau of General Services-Queer Division en septembre dernier. Il s’agit d’autoportraits stylisés pour des pochettes d’albums fictifs, chacun incarnant une atmosphère esthétique et sonore différente. Sur la couverture de l’album intitulé Reflections Feel Like Science Fiction, l’artiste apparaît en nymphe électropop avec un fard à paupières métallique de couleur et une longue perruque noire, et Björk, Arca et FKA Twigs figurent sur sa playlist d’accompagnement. Pour Blush, Voxigma s’est changée en un extraterrestre rural à la peau bleue et aux cheveux jaune fluo, vagabondant dans un paysage de campagne nostalgique en écoutant des chansons de Dionne Warwick et Curtis Mayfield.
Les artistes drag sont grandement doués pour se dépeindre eux-mêmes par l’image, et dépeindre leur communauté. Mais durant des décennies, ils ont été beaucoup plus souvent devant l’objectif que derrière, pour de multiples raisons. Dans les années 1940 et 1950, par exemple, Weegee a exploité l’image des travestis en les photographiant dans un fourgon de police, après leur interpellation. Diane Arbus, dont les images sont devenues emblématiques du drag pendant de nombreuses années, est célèbre pour avoir photographié des personnes alors considérées comme des marginaux ou des déviants.
Mais à la suite de la libération queer, les images d’artistes drag ont pu aussi être des déclarations d’amour, telles que celles de Nan Goldin, photographiant ses amis drag parce qu’elle les trouvait si glamour qu’elle voulait les voir en couverture de Vogue. Il en va de même pour Peter Hujar, qui disait souvent : « Je photographie ceux qui vont aux extrêmes, et les gens qui s’accrochent à la liberté d’être eux-mêmes. » Mais si Goldin et Hujar étaient ouvertement queer, les portraits de drags étaient rarement réalisés par eux-mêmes.
Vers plus de tolérance
L’idée d’un drag posant devant l’objectif est directement liée à la libération queer. Auparavant, à une époque où le fait d’être ouvertement queer pouvait coûter aux gens leur gagne-pain, voire leur vie, les photos de personnes travesties n’étaient pas largement diffusées dans les magazines ou montrées en galerie. Comme me l’a dit l’historienne Lisa E. Davis lorsque je travaillais sur mon livre, Glitter and Concrete : A Cultural History of Drag in New York City, on a longtemps évité de rendre publiques des photos de drags vivants par crainte de poursuites. De fait, on n’avait guère eu le plaisir de voir, avant aujourd’hui, des instantanés personnels de bals ou de fêtes de dragsters datant d’avant la fin des années 1960.
Avant les années 1970, comme l’a récemment déclaré le conservateur Ariel Goldberg dans une interview pour Aperture, « les enregistrements visuels de la vie trans et queer étaient le plus souvent faits par l’État (lors d’arrestations), ou bien c’étaient des reportages à sensation sur la « découverte » de l’identité de genre ; on criminalisait cette vie en la racontant, ou on en effaçait carrément les traces, comme c’est le cas de ces familles détruisant les archives personnelles de leurs parents queer, ou même de ces gens détruisant leurs propres archives de peur d’être découverts. »
Par conséquent, un artiste queer photographiant la vie drag ou queer, au sens large, avant les années 1970, ne pouvait pas toujours apporter ses films dans un laboratoire ; on devait le développer soi-même, comme le faisait le photographe drag d’après-guerre Avery Willard ou l’artiste et photographe drag James Bidgood.
Arbus, une femme hétérosexuelle missionnée par des magazines tels que Esquire et Harper’s Bazaar, aurait eu une marge de manœuvre beaucoup plus grande… bien que Harper’s Bazaar ait refusé de publier l’image d’Arbus de 1961 de l’imitateur masculin Stormé DeLarverie assis en costume sur le banc d’un parc (plus tard imprimée sous le titre ‘Miss Stormé de Larverie, the Lady Who Appears to be a Gentleman, N.Y.C.’, aujourd’hui dans la collection du Whitney Museum of American Art), parce qu’elle était alors considérée comme trop risquée.
Mais les temps changent, fort heureusement. Nous pouvons voir des images réalisées par des dragsters illustrant leur culture, alors que de telles photographies auraient été reléguées autrefois dans l’underground, si tant est qu’elles aient été prises. Ceci est le cas des instantanés vivement colorés de la scène drag new-yorkaise que Linda Simpson a réalisés dans les années 1980 1990 avec un appareil photo compact. Avant que ses images ne soient publiées sous la forme d’un livre, The Drag Explosion, elle en a fait une présentation qui porte le même titre. Dans un travail pareil à celui de Linda, une image représente beaucoup plus que mille mots, elle devient toute une histoire en même temps qu’elle préserve le souvenir d’un moment, d’une vie et de ses stars.
« Tous ces artistes du milieu drag sont des superstars »
C’est ce que Jimi Urquiaga avait en tête lorsqu’il a commencé à organiser des séances photo mettant en scène des artistes drag de New York. Après avoir connu un grand succès dans la mode en tant que styliste et directeur artistique – avec des images publiées dans tous les magazines, de i-D à W, en passant Harper’s Bazaar et Vogue Thaïlande – le milieu l’a déçu. Il a cherché une autre manière de canaliser sa créativité, en la mettant en œuvre dans son alter ego drag Missleidy Rodriguez, ou Missleidy the Plant Lady. Dans l’idée de renouer avec la direction artistique, il a réalisé une série de dix images éditoriales de lui-même et de Missleidy. Il s’est senti tellement comblé par cette série qu’il a voulu en faire davantage et travailler avec d’autres artistes drag qui l’inspiraient, dit-il.
Urquiaga a mis en avant des artistes drag, s’intéressant à toutes les compétences nécessaires à leur travail, que ce soit le design des vêtements, de la coiffure, du maquillage, ou les concepts en matière d’esthétique. A l’origine, il pensait organiser cinq séances photo avec des amis, mais ceci s’est changé en un projet beaucoup plus important pour Paper Magazine. « Je leur ai dit que je voulais photographier tout le monde à New York, sans vraiment penser à la situation dans son ensemble et à la manière dont les choses allaient tourner. Ils ont été immédiatement d’accord. » De cinq séances photo, on est passé à treize, mettant en scène une grande variété d’artistes drag new-yorkais. Urquiaga continue actuellement de faire des séances pour d’autres publications.
« Tous ces artistes du milieu drag sont des superstars », dit-il. Cependant, il en avait assez de voir principalement des artistes de RuPaul’s Drag Race dans les magazines. Il souhaitait trouver une occasion de mettre en valeur le talent artistique et la beauté de ceux qu’il rencontrait, de faire en sorte que les artistes soient appréciés pour leurs contributions créatives, pas seulement lors de leur préparation, comme c’est souvent le cas. « Je veux que ces artistes, ces superstars, soient photographiés pour ce qu’ils sont… Je ne veux pas me contenter de moins, je veux qu’ils soient photographiés aussi bien que les autres. » Et c’est ce qu’il a fait. Dans chacune de ses séances, les artistes drag illuminent l’image, leur esthétique, leur art et leur attitude sont à leur apogée. « Cela ne devrait pas être si difficile de photographier une superstar quand on sait comment capturer un sujet, et si c’est le cas, c’est magique à chaque fois. » Il est ravi de son retour à la direction artistique, à présent. « Je suis fier de cela car c’est magnifique… J’ai eu l’occasion de mettre en valeur l’art queer, et à un niveau que nous n’avons pas l’habitude de voir », dit-il.
Documenter un sujet a toujours comporté une dimension politique, dans le choix de ce que nous photographions et de ce que nous ne photographions pas, de ce que nous mettons en scène et de ce que nous laissons de côté. La possibilité d’être une personne faisant ces choix a longtemps été refusée à beaucoup. C’est une émancipation que de se réapproprier l’objectif, d’apparaître devant lui tel qu’on aimerait être vu, soi et sa communauté, voire de se raconter à notre manière. Il est important que le dialogue entre le drag et la photographie se poursuive. Ce dialogue est le fruit d’un engagement continu envers l’expression de soi et l’art, envers le pouvoir créatif, un acte de résilience et de rébellion, qui engage la vision qu’auront les autres de nous-mêmes dans l’avenir.