Il existe une photographie éclairante d’Eikoh Hosoe au travail en 1968. Son sujet est le danseur d’avant-garde Tatsumi Hijikata, avec lequel il a collaboré pendant près d’une décennie. Hijikata court pieds nus dans un champ et, à quelques mètres derrière lui, Hosoe saute en l’air tout en appuyant sur l’obturateur de l’appareil photo qu’il porte à l’œil. Plutôt que de simplement documenter la performance du danseur, le photographe semble s’être joint à la danse.
Cette image en dit long sur la fascination de Hosoe pour l’avant-garde japonaise de l’après-guerre et sur son immersion dans ce milieu, ainsi que sur son engagement à créer des images qui remettent constamment en question les notions conventionnelles de la photographie. Pour lui, il s’agissait avant tout d’une collaboration immersive : la création d’un espace plus vaste dans lequel il tentait de ne faire qu’un avec son sujet.
Cette idée a inspiré ses nombreuses interactions créatives avec Hijikata, le fondateur du butoh, une forme de danse très expressive et physiquement exigeante, ainsi que son œuvre la plus connue, « Ordeal By Roses », dans laquelle il a photographié le romancier, acteur, dramaturge, ultranationaliste japonais, et controversé Yukio Mishima, dans une série de tableaux sombrement homoérotiques.
Eikoh Hosoe était en avance sur son temps. Il créait un expressionnisme visuel souvent sombre et poétique grâce à son utilisation de tons noirs et blancs très contrastés, de gros plans sculpturaux de corps nus et de paysages évocateurs et austères qui semblent refléter ses états d’esprit – et ceux de ses sujets – interdépendants.
L’audace de son approche a bousculé les paramètres de la photographie documentaire, faisant écho au travail de la génération Provoke de la fin des années 1960, dont l’un des principaux praticiens, Daidō Moriyama, a d’ailleurs travaillé comme assistant de Hosoe lors de son arrivée à Tokyo en 1961. Si l’on ajoute à cela la cofondation par Hosoe du collectif Vivo en 1959 avec notamment Shomei Tomatsu et Ikko Narahara, dont le nom est tiré du mot espéranto signifiant « vie », et ses livres de photos pionniers, réalisés en collaboration avec les meilleurs designers de l’époque, il est difficile de ne pas le considérer comme le photographe japonais le plus influent de l’après-guerre.
Enfant, Hosoe a assisté au bombardement de Tokyo en 1944 et sa famille a été évacuée de la ville, vivant pendant un certain temps dans le village où sa mère avait grandi. En 1965, il y a réalisé sa série « Kamaitachi », encourageant Hijikata à exécuter une sorte de danse psychique qui fait appel aux terreurs refoulées de leur enfance commune – y compris l’invocation d’une belette démoniaque qui, selon les fermiers locaux, rôdait dans leurs champs à la recherche d’une proie humaine. La théâtralité atmosphérique de la série n’a pas été bien accueillie par les critiques contemporains ni par ses contemporains à l’esprit plus traditionnel, qui l’ont trouvée indulgente et inauthentique. Elle semble aujourd’hui audacieusement fictive.
Hosoe avait pourtant trouvé en Hijikata un compagnon de route. Leur relation créative avait débuté de manière spectaculaire sept ans auparavant, lorsque Hosoe avait assisté, ébahi, à l’interprétation par la compagnie de Hijikata du roman de Mishima sur le désir homosexuel secret, Kinjiki (Forbidden Colors), dans un spectacle où deux danseurs interagissaient avec un poulet vivant. Il décrira plus tard cette performance comme « féroce ».
« Cette rencontre a fondamentalement changé la relation de Hosoe avec la photographie ou, plutôt, avec les personnes qu’il photographiait », écrit Yasufumi Nakamori, conservateur et universitaire qui a travaillé en étroite collaboration avec le photographe. « Au lieu de simplement photographier le sujet, il a commencé à se considérer comme impliqué dans la création d’un espace et d’un temps distincts. »
À partir de ce moment, Hosoe s’est efforcé de capturer « l’état de transe » qu’il produisait grâce à ses interactions intenses avec ses sujets. En la personne de Mishima, qui lui a d’abord demandé de faire des photos publicitaires, Hosoe a trouvé un artiste prêt à mettre son âme à nu pour l’appareil photo avec une intensité souvent alarmante. Dans un portrait tristement célèbre, Mishima est filmé de haut, debout sur une mosaïque circulaire représentant les symboles du zodiaque, enveloppé dans un tuyau d’arrosage qui serpente autour de son corps et jusque dans sa bouche.
Dans « Ordeal By Roses », ils créent un récit puissant qui aborde le désir interdit, le sadisme et le rituel. Mishima dira plus tard que l’appareil photo de Hosoe lui a permis d’habiter un monde intérieur « grotesque, barbare et dissipé », mais aussi traversé par « un pur courant de lyrisme ». Le livre qui en résulte a été publié en 1971, alors que Mishima s’est suicidé par seppuku – suicide rituel par éviscération -, un acte qui confère à la série un aspect encore plus sombre. Depuis lors, Eikoh Hosoe avait exprimé son désir de ne plus être étroitement identifié à Mishima.
Retrouvez le travail de Eikoh Hosoe sur le site de la galerie Howard Greenberg.