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Elliott Erwitt, maître de la photographie américaine, est mort

Le photographe américain Elliott Erwitt, qui a consacré sa vie à la photographie documentaire, est décédé paisiblement le 29 novembre dans son sommeil à son domicile de New York, à l’âge de 95 ans. Il était l’une des dernières légendes vivantes de l’agence Magnum.

En plus de 70 ans de carrière, Elliott Erwitt, doyen de l’agence Magnum, a photographié des hommes politiques, des stars de cinéma, des plages, des dizaines d’enfants et des centaines de chiens. Il était l’un des rares photographes à pouvoir faire rire les gens avec ses images et, de manière plus importante encore, ses photos utilisaient l’humour comme nulles autres pour alerter le public sur les sujets sensibles de ce monde. Rick Smolan, photographe et gendre d’Erwitt, a confirmé la triste nouvelle dans un email cette après-midi : « À 95 ans, Elliott a eu une belle carrière et même si je sais qu’il était incroyablement modeste, j’espère qu’il était fier de l’impact qu’il a eu pendant tant de décennies sur tant de vies. Quand on pense à tous les photographes qu’il a inspirés, c’est assez stupéfiant. »

L’histoire du photographe est intimement liée à notre pays. Elliott Erwitt, c’est l’époque révolue de la naissante Magnum, de ses camarades passionnés et engagés, Robert Capa, Cartier-Bresson… Au milieu des autres, lui, le fils d’immigré russe qui parle français, farfelu, un peu gamin, amoureux du regard, comprend très vite que son art doit demeurer un hobby.

Né à Paris en 1928, Elliott Erwitt débarque à New York à 10 ans, après avoir passé son enfance en Italie. « Elio » débute la photo à 15 ans, officiellement pour « gagner sa vie ». Son premier vrai appareil, « son bloc-notes de photographe », est un Rolleiflex. L’homme aime l’humour. Le talent est là. L’œil est espiègle. Ses photos pratiquent déjà la dérision, comme aucune autre. Il s’amuse du monde, dédramatise ce qui doit choquer, chasse le cocasse, photographie la rue comme un cartoon américain.

L’humour

A ses débuts, Elliott Erwitt ne cesse « d’observer les autres, les choses, les gens et leurs comportements ». Épier est sa distraction favorite. Porté par une petite lanière, un appareil traîne toujours sous son bras. L’objet le quitte pourtant de temps à autre. « Quand je vais aux toilettes je ne porte pas d’appareil photo. Mon esprit se consacre à d’autres choses », aimait-il à plaisanter. Chez lui, au petit coin, un écriteau rappelle encore les formalités d’usage : « Please aim directly. »

Grand amateur de plaisanteries et de réponses saugrenues, il l’a toujours été. Jimmy Fox, ancien rédacteur en chef de Magnum dans les années 1960 et décédé l’année dernière, pouvait passer des heures à conter les frasques de celui qu’il a dirigé.

À commencer par les soirées mondaines dans lesquelles le photographe aimait se déguiser en père noël pour le réveillon de l’agence, ou les stratagèmes qu’il utilisait pour détendre l’atmosphère: « Lorsque, sur une séance, les gens étaient trop tendus, Elliott sortait un klaxon de vieille voiture et le faisait retentir pour amuser et décoincer tout ce petit monde. »

Danseuses de spectacle, Las Vegas, Nevada, États-Unis, 1957 © Elliott Erwitt / Magnum Photos
Danseuses de spectacle, Las Vegas, Nevada, États-Unis, 1957 © Elliott Erwitt / Magnum Photos

Un tantinet provocateur, jamais méchant, Elliott Erwitt était une sorte d’intellectuel de l’humour. Il l’aura toujours nié, prétextant une « éducation pauvre ». Il s’en servait pourtant, pour attirer le regard, montrer ce qui l’étonne ou ce qui l’émeut, ce qui l’amuse aussi. Son regard oscillait en permanence entre joie, étonnement et tristesse.

« Il faudrait insérer les photos d’Elliott dans les kits de survie. Quand tu es désespéré, elles peuvent te sauver la vie »

Ferdinando Scianna, photographe de Magnum

Il sensibilisait le spectateur aux sujets graves, interrogeait sur le monde et les hommes, refusait l’indifférence. Ferdinando Scianna, un autre rescapé de la mémoire de Magnum, lui aussi grand photographe, à l’excellent français, connaît parfaitement son ami. « On ne peut pas être ironique et ne pas être intelligent. Il faudrait insérer les photos d’Elliott dans les kits de survie. Quand tu es désespéré, elles peuvent te sauver la vie. »

Des hommes et des femmes

Elliott Erwitt a beau avoir été un rêveur, il ne quittait pour autant jamais complètement la réalité. Il observait la « comédie humaine » à la manière d’un sociologue. Scianna en parle d’une façon très juste : « Elliott est un photographe éminemment politique. Il aime montrer les différences entre les hommes, toujours en utilisant la dérision pour ne pas paraître trop grave. »

Sa célèbre photo des fontaines à eau de la ségrégation noire relève de cette catégorie. La composition de la scène, à l’apparence comique, met en lumière la stupidité du racisme. Elle fait rire sur son idiotie et devient une icône de cette stupidité. De même, « lorsqu’un soldat noir tire la langue à l’objectif, c’est Elliott Erwitt qui fait une grimace à l’institution militaire ».

La bonne photo n’a pas de secret. Chez Erwitt, tout paraissait simple. « En photographie, penser ne sert pas à grand-chose, il faut surtout voir. » Rien en particulier ne le guidait mais il y a tout de même eu des mentors, à commencer par Capa, qui l’a fait entrer chez Magnum, son agence de toujours dont il a été un jour directeur.

Cartier-Bresson, celui qui a dressé le jeune Elliott à toujours sortir armé d’un appareil, a dit un jour : « Photographier, c’est mettre sur la même ligne de mire l’œil, la tête et le cœur. » Du « gold standard », comme il l’appelait, Erwitt a appris les bases pour forger son propre style, dans la recherche de l’instant bien sûr, dosant avec précision les quantités de cœur, d’œil et de tête.

« Ne vous inquiétez pas, c’est Sting »

Sur le sujet, il n’était pas un grand bavard. En général non plus du reste. Elliott parlait avec silence. La pudeur était peut-être un de ses autres secrets qui l’a amené à poser son objectif sur de nombreuses personnalités : Marilyn Monroe, Che Guevara, Clark Gable ou John F. Kennedy, dont la famille l’appréciait particulièrement.

Les célébrités, le photographe en a toujours été proche. En 2010, à son domicile sur Central Park West, il ouvre l’imposante porte métallique de son studio, au rez-de-chaussée, et convie à une visite de ses archives, en compagnie de son assistant. Dans son appartement, quelques étages plus haut, résonne une belle mélodie composée au piano. C’est le voisin qui joue. « Ne vous inquiétez pas, c’est Sting. » Le chanteur anglais écrira d’ailleurs un petit mot dans un de ses derniers livres, Found Not Lost, publié en 2021, aux côtés de pointures du milieu photographique américain.

Marilyn Monroe pendant le tournage du film Les Désaxés, Reno, Nevada, États-Unis, 1960 © Elliott Erwitt / Magnum Photos
Marilyn Monroe pendant le tournage du film Les Désaxés, Reno, Nevada, États-Unis, 1960 © Elliott Erwitt / Magnum Photos

Elliott Erwitt, c’est aussi la poésie et le glamour. Cette année, une exposition au Musée Maillol à Paris présentait plusieurs de ses iconiques photos de mode dont celle, délicieuse, d’un chat noir qui passe la tête entre les jambes parfaites d’une mannequin, ou celle d’une autre belle femme, Marilyn cette fois, regard bleu perçant, mèches blondes. Ferdinando Scianna, qui en connaît un rayon sur le genre, analyse : « Elliott a toujours su obtenir un regard extraordinairement sensuel de toutes les femmes qu’il a photographié. »

Pia Frankenberg, son ancienne épouse, le disait laconique et, comme nombre d’artistes, difficile à cerner. Dans une interview au Guardian datée de 2003, elle raconte : « Maintenant que je le connais, je comprends pourquoi les gens qui ne savent pas l’appréhender se sentent intimidés. C’est comme parler à des comédiens que l’on pense drôles mais qui ne le sont en vérité pas tant que cela. » Parmi celles avec qui il a été marié – quatre au total – l’une d’elles lui a joué un tour célèbre en cachant, après l’annonce de leur séparation, les négatifs de ses meilleures photos sous un lit. Portées disparues, elles seront retrouvées des années plus tard.

« Je suis un artisan. Je dis souvent que je suis un photographe avec un hobby, qui est la photographie. »

Elliott Erwitt a gagné beaucoup d’argent grâce à la photographie commerciale. On peut se souvenir de sa campagne pour l’office de tourisme français dont le cliché d’un homme et son fils en bicyclette – auxquels il fera faire une dizaine d’aller-retour – est resté célèbre et figure aujourd’hui dans les collections de musées.

Il s’était offert une résidence sur les bords de Central Park et une secondaire dans la banlieue chic des Hamptons. Mais cela ne le dérangeait pas, il avait connu des périodes beaucoup moins fastes. Il demeurait un humaniste, proche des « petites gens » et avait depuis le début développé un regard aigu sur les riches et les puissants. « On pourrait dire que je suis de gauche », résistait-il à dire. Quelle place tient l’humain dans sa photographie ? « L’humain n’est ni une fleur, ni un immeuble, ni un animal. »

Les chiens

Elliott Erwitt était un accumulateur d’images. Comme le bon vin, il les a souvent laissé prendre de la maturité avant de les ressortir pour des livres. Parmi ces photos, les chiens tiennent une place importante. Il les a immortalisés avec une attitude humaine. Une façon de mettre l’homme au même niveau que la bête.

Sa passion pour la gent canine est venue avec l’air du temps, lorsqu’il a remarqué qu’elle figurait en abondance sur ses négatifs. Ces dernières années, Sammy, un terrier écossais né à Hamburg déambulait encore dans son appartement. Un réfugié multilingue, un peu vieux, doux et silencieux. La même histoire que son maître. Auparavant, il y en a eu d’autres, des plus gros, type Dogue allemand. Demandez donc à Jimmy Fox. Il les connaît bien pour avoir dû s’en occuper lorsque Elliott Erwitt les laissait chez Magnum, à New York, avant de partir en mission.

New York City, États-Unis, 1974 © Elliott Erwitt / Magnum Photos
New York City, États-Unis, 1974 © Elliott Erwitt / Magnum Photos

Jusqu’à la fin, l’un des derniers dinosaures de la photographie sera resté un enfant, un peu capricieux mais drôlement talentueux. « Les photos d’Elliott lui appartiennent et on les reconnaît depuis le début », lâche Ferdinando Scianna. « Une chose très difficile en photographie. Normalement, on y arrive grâce à une surenchère de la forme. Chez lui, la forme a l’apparence d’une grande simplicité. » 

Lors d’une interview au journal Le Monde en 2010 (probablement l’une des meilleures avec un photographe), Elliott Erwitt expliquait sa philosophie: « Je suis un artisan. Je dis souvent que je suis un photographe avec un hobby, qui est la photographie. La majorité de mes images sont alimentaires, mais je prends aussi des photos pour mon propre plaisir. Parfois elles se rejoignent, pas toujours. »

En 2011, l’International Center of Photography à New York lui remettait le prestigieux Lifetime Achievement pour l’ensemble de son œuvre. Fin de carrière ? « Non, le prix veut que seule ma vie soit terminée. » Depuis, en une décennie, l’Américain avait publié sept livres, dont certains de photographies inconnues, et produit plusieurs expositions, rétrospectives ou sur des thèmes particuliers, comme l’Angleterre, l’Ecosse, ou tout simplement… la couleur. A croire que l’homme ne s’arrêtait jamais. Monsieur Erwitt, comment vous êtes-vous formé à la photographie ? « J’ai lu les instructions sur la boîte. »

Elliott Erwitt - Jonas Cuénin
Elliott Erwitt à son domicile près de Central Park, à New York, en 2009 © Jonas Cuénin

Plus d’informations et de photos d’Elliott Erwitt sur le site de l’agence Magnum.

100 photos pour la liberté de la presse, Reporters sans Frontières – Eliott Erwitt, Sortie le 2 novembre 2023.

Photo de couverture: Elliott Erwitt en réflexion, Tropicana Hotel, Las Vegas, Nevada, États-Unis, 1957 © Elliott Erwitt / Magnum Photos

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