« Dès que je regarde cette exposition, elle me fait sourire », confie Samantha McCoy. La directrice de la Galerie Magnum à Paris ne cache pas son plaisir de présenter cette nouvelle exposition sur l’héritage que nous laisse Elliott Erwitt.
« But Seriously, Elliott Erwitt » offre une sélection d’une trentaine de tirages argentiques tirés du vivant du photographe, monument de l’agence, disparu le 29 novembre dernier à l’âge de 95 ans.
Les plus emblématiques clichés s’y trouvent, forcément, mais aussi des moins connus, plus intimes, et tout aussi révélateurs de l’esprit du photographe né à Paris en 1928 et membre de Magnum depuis 1953. Une sélection sans thématique ni chronologie particulière, mais un choix du cœur pour célébrer « l’esprit humaniste et la joie de vivre » d’Elliott Erwitt.
L’esprit Magnum
Attachant, farceur, attentif au monde, à ses tragédies et à sa grande comédie, Erwitt c’est l’esprit Magnum tout entier, celui de la sensibilité humaniste d’un Cartier Bresson, d’un David Seymour, d’une photographie engagée, où tout se fait sérieusement, même dans le fait de ne pas l’être. « Elliott est vraiment ancré dans l’histoire de l’agence », salue Samantha McCoy.
Fils de parents juifs russes exilés, le petit Elio Romano Ervitz est un déraciné. Bringuebalé entre Paris, Milan puis New York, après une traversée de la peur entamée le 1er septembre 1939 depuis le port du Havre, le gamin venu d’ailleurs, au nom désormais américanisé, plutôt timide, va trouver dans la photographie un moyen de se lier au monde et aux autres. A 15 ans, Elliott obtient son premier appareil, un Rolleiflex à 200 $, qui devient « son bloc-notes de photographe » et rapidement son gagne-pain.
Installé en 1948 à New York, là où tout se passe, le jeune homme fait la rencontre décisive d’Edward Steichen, directeur du département photographique du MoMA, de Roy Stryker, coordinateur du projet de la Farm Security Administration, et surtout de Robert Capa, troisième pilier fondateur de Magnum. Cette rencontre aboutira à l’entrée chez Magnum en 1953, à seulement 26 ans. Commence alors sa carrière comme photographe pour Collier’s, Look, Life, Holiday… En plein âge d’or des magazines, Erwitt va se faire sa place dans l’agence, « cette tribu indienne » comme la surnommait Basil Davidson. Il en sera même le président à la fin des années 60 (de 1966 à 1969).
Attaché à cette deuxième maison, il donnera à Magnum un souffle de liberté, de légèreté et d’audace (il n’hésitait pas à user de son klaxon de poche – le même utilisé dans ses photographies pour faire sursauter chiens et passants – pour détendre l’atmosphère des réunions souvent houleuses entre les membres de l’agence).
Sur une photo de René Burri prise lors de la réunion annuelle à Paris, en juin 1982, les absents ont été ajoutés en photomontage. Erwitt et sa tignasse sont incrustés dans la photographie, avec son sourire et ses yeux blagueurs. On ne peut s’empêcher d’avoir un rictus et de se dire « c’est tout lui ».
Auctoris Ius Sacrosanctum
Cette grande famille turbulente, terriblement talentueuse et aux écritures plurielles, Erwitt en fut le plus bel ambassadeur. Il n’était pas Capa. Les terrains de conflits n’ont jamais été son truc. Il sera quand même un témoin de l’histoire.
Citons les instantanés de Fidel Castro, barreau de chaise au bec, l’image du GI noir américain tirant la langue à l’objectif dans un camp d’entraînement du New Jersey en pleine guerre de Corée. « C’est Elliott Erwitt qui fait la grimace à l’institution militaire », dira dans Blind son ami photographe et membre de l’agence Ferdinando Scianna.
On ne peut pas oublier non plus la tristement célèbre photo des fontaines à eau de la ségrégation ou encore le « Kitchen debate » (« Discussion de cuisine ») – expression désignant un débat politique musclé – de Nixon pointant son index menaçant sur le torse de Khrouchtchev en 1959 lors d’une visite à Moscou.
Erwitt suivra les présidents, notamment Kennedy. Dans un cliché de Seymour Linden, le voilà adossé au mur d’un bureau de la Maison Blanche photographiant le 35e président des Etats-Unis en pleine réunion. « Elio », particulièrement apprécié de la famille présidentielle, saisira quelque temps plus tard une des images les plus déchirantes de Jackie Kennedy, le visage anéanti par le chagrin derrière son voile noir lors de l’enterrement de son mari assassiné le 22 novembre 1963. Il choisit pour cette photographie de se mettre en retrait et de photographier la scène au téléobjectif. Erwitt regarde les gens « à distance prudente ».
Singulier et libre dans sa démarche, il sera l’un des premiers photographes de l’agence « à casser les frontières » comme le rappelle la directrice de la galerie. Il s’exprime aussi en couleur, peu valorisée dans les années 50, et n’hésite pas à répondre aux offres de la photographie commerciale sans trahir son œil. Fervent défenseur du droit d’auteur, il aimait exhiber dans les soirées son badge fétiche indiquant « Auctoris Ius Sacrosanctum ». Phrase en latin signifiant « le droit d’auteur est sacré ».
Erwitt représente Magnum dans toute sa diversité. Diamétralement opposé au travail d’un Josef Koudelka, il en était pourtant très proche et admiratif. « Ils s’entendaient autour de la beauté et du pouvoir de la photo », témoigne Samantha McCoy.
Le grand théâtre de la comédie humaine
« Mes photos sont politiques d’une certaine manière. Elles ont pour but de commenter la comédie humaine, et n’est-ce pas de la politique ? » Chez Erwitt, l’appareil est le porte-voix de son ironie naturelle, ses images expriment en elles l’œil espiègle, rieur mais pas naïf, la bonne formule de celui qui a plus que tout aimé capturer « la vie qui va, simple et tranquille ». Un humour ironique et désespéré, un esprit de dérision et d’interrogation du monde qu’il partage avec ses camarades de Magnum Richard Kalvar et Guy Le Querrec. On lui prêtera le surnom de Doisneau américain. Ce dernier saluera d’ailleurs chez lui « l’humour graphique, vif comme un clin d’œil ».
Des clins d’œil à la vie, à nous spectateurs, voilà ce que nous offre Erwitt. Cette petite fille défiant un imposant Monsieur perché en haut d’une balançoire. La gamine fait décoller le Bibendum au chapeau. Si savoureux et tendre, si universel. C’est aussi cette équipe de commis de cuisine du Ritz et leur chef, tous penchés à la fenêtre. On ne sait le motif de leur curiosité soudaine. Qu’importe. Il y a du Sempé chez Erwitt. Dans cette façon de capter d’un œil qui parle à chacun la divine comédie de l’existence. « Il y a des moments de joie dans la vie, il suffit de regarder, Erwitt nous rappelle la nécessité de sortir la tête de nos téléphones et d’être attentifs à ces petits moments », exhorte Samantha McCoy.
« Je suis sérieux dans le fait de n’être pas sérieux », aimait-il répéter. On ne badine pas avec l’humour. L’affaire est trop grave. Chaplin de la photo, rêveur mélancolique, un peu pitre, parfois clownesque, il observa le monde derrière ses lunettes rondes, comme des loupes sur le grand théâtre des Hommes, son absurde, son ironie et son tragique. Ses amis les chiens avaient ce pouvoir-là. Il les humanisait et leur trouvait deux grandes qualités : eux ne refusent pas de poser pour une photo, et surtout ne demandent jamais de tirage.
Rencontre intime
Erwitt parle du monde avec douceur. Dans la galerie parisienne de son agence, la rencontre avec son œuvre est intime. Plaisir intact de redécouvrir des clichés que nous pensions tant connaître surtout avec d’aussi beaux tirages. Le « Portrait de famille » pris à New York en 1953 reste baigné d’une infinie tendresse : la première femme d’Erwitt, Lucienne Matthews, regardant amoureusement la petite Ellen, âgée de quelques jours, sous la surveillance du (rare) chat, Brutus. Message universel.
Saisie tout aussi discrètement, à bonne distance jamais intrusive, avec respect et attendrissement, cette valse amoureuse entre Robert Frank et sa femme Mary dans la cuisine de leur appartement de Valence, en Espagne. Erwitt avait rencontré son ami tout à fait par hasard sur le paquebot qui le ramenait à New York alors qu’il débutait sa carrière. Frank lui avait alors conseillé de changer son Rolleiflex pour un Leica, moins encombrant et plus vif.
C’est également à un couple d’amis qu’Erwitt doit sa photo la plus iconique, prise en 1955 sur une plage de Californie pour le magazine Life. Il surprend dans le rétroviseur de la voiture l’étreinte heureuse et éternelle d’un amour face à la mer. À l’époque, le cliché est pourtant oublié par son auteur. Ce n’est que 30 ans plus tard qu’Erwitt le redécouvre, le réimprime et lui offre son aura d’aujourd’hui.
On ne se lasse pas non plus du père et de son fils à vélo, bérets, baguettes et petit drapeau. Une mise en scène à destination des touristes américains répétée plusieurs dizaines de fois – remarquez le petit caillou près de la roue arrière du vélo servant de repère déclencheur – pour obtenir l’instant voulu. On aime aussi se plonger dans la planche contact de l’équipe du film The Misfits de John Huston, avec Marilyn Monroe. Planches contact qu’Erwitt voulait qu’elles demeurent « aussi confidentielles que les paroles échangées chez le psychanalyste ou au confessionnal ». Il nous pardonnera.
Au-delà de ces photos iconiques, « But Seriously, Elliott Erwitt » nous montre toute la palette de l’artiste – sauf la couleur – dans des clichés plus discrets de sa carrière mais non moins remarquables. En attestent deux scènes parisiennes, un simple verre de vin posé sur la table d’une terrasse de la capitale et le reflet d’une Parisienne assise dans un parc, ajustant son rouge à lèvres dans un miroir. La composition est merveilleuse. Elle nous évoque le romantisme parisien. Samantha McCoy les a choisies pour cette « douceur de vivre qui rappelle une époque ».
En ressort de cette exposition un murmure intime et savoureux de l’œuvre prolifique d’Elliott Erwitt – 600 000 négatifs – où jaillit le drôle, la tendresse et la joie. Hommage réjouissant à un maître photographe qui avait pour principale devise : « Faire rire les gens est l’une des plus grandes réussites que l’on puisse espérer. »
« But Seriously, Elliott Erwitt », jusqu’au 25 mai à la galerie Magnum, 68 rue Léon Frot, 75011 Paris. Les œuvres exposées sont disponibles à l’acquisition. Pour toute demande de renseignements, veuillez contacter directement la galerie : [email protected].