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En Ukraine, d’amour et de guerre

L’année dernière, FotoEvidence publiait le livre Ukraine : A War Crime, qui retrace la première année de l’invasion russe en Ukraine. Cette année, la maison d’édition publie un deuxième volume intitulé Ukraine : Love+War, qui examine cette fois l’agression de la Russie contre l’Ukraine au cours de la dernière décennie, ajoutant du contexte au conflit actuel.

Le 24 février 2022, les forces russes ont envahi l’Ukraine, déclenchant le plus grand conflit armé en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Les combats ont depuis entraîné la mort de centaines de milliers de soldats sur les champs de bataille, de dizaines de milliers de civils, et ont fait 3,7 millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays et 6,5 millions de réfugiés, selon un rapport de l’ONU publié en février 2024.

« Il serait trompeur de suggérer que la situation de guerre s’est améliorée. En réalité, le conflit n’a fait qu’empirer », déclare le photojournaliste Diego Ibarra Sánchez. « Des milliers de civils restent pris au piège des tirs croisés, des centaines d’écoles sont en ruine et il n’y a pas de fin en vue à ce cauchemar. L’Ukraine est confrontée à la tragédie d’une génération perdue, dont l’avenir est effacé par la guerre. Dans une guerre, il n’y a pas de gagnants, il n’y a que des victimes, et les cicatrices perdureront pendant des décennies. »

L’agression de la Russie contre l’Ukraine n’a pas commencé en 2022, mais bien en 2014, il y a dix ans. Elle a débuté avec la révolution ukrainienne, lorsque les affrontements entre les forces gouvernementales et les manifestants ont forcé l’éviction du président ukrainien Viktor Ianoukovitch, un allié de la Russie. En réaction, des séparatistes pro-russes ont commencé à combattre les forces ukrainiennes dans la région du Donbass, le long de la frontière entre les deux pays. La Russie, profitant de la vacance du pouvoir laissée par la révolution, a occupé puis annexé la Crimée tout en soutenant le mouvement des séparatistes.

After the clashes with the protesters riot police protected APC which takes away burned buses from the carriageway in the center of Kiev on Jan. 22, 2014. © Maxim Dondyuk
Après les affrontements avec les manifestants, la police anti-émeute a protégé l’APC qui enlève les bus brûlés de la chaussée dans le centre de Kiev le 22 janvier 2014. © Maxim Dondyuk
A woman prays as she walks past a bulletin board showing portraits of those killed by invading Russian forces in Lviv, Ukraine, on 3.18.22. Ukraine mourns every loss, while recognizing that there are more to come. Two years later, it’s impossible to imagine what this board would look like if it reflected an updated death toll. © Alex Kent
Une femme prie en passant devant un panneau d’affichage montrant les portraits des personnes tuées par les forces d’invasion russes à Lviv, en Ukraine, le 18 mars 2022. L’Ukraine pleure chaque perte, tout en reconnaissant que d’autres sont à venir. Deux ans plus tard, il est impossible d’imaginer à quoi ressemblerait ce tableau s’il reflétait un bilan actualisé. © Alex Kent

En 2023, le FotoEvidence Book Award a servi à publier Ukraine : A War Crime. Ce livre examine la guerre dans le pays depuis l’invasion russe en 2022. Utilisant à la fois des photographies et des textes des photographes eux-mêmes, il jette un regard critique sur la situation sur le terrain en Ukraine.

Cette année, FotoEvidence se tourne à nouveau vers l’Ukraine avec le prix du livre 2024 et la publication Ukraine : Love+War. Contenant 440 photographies et des écrits de plus de 90 photojournalistes ukrainiens et internationaux de 23 pays, ce livre complète le premier et retrace l’impact de l’agression de la Russie contre l’Ukraine depuis 2014. Il se concentre sur le quotidien des civils ukrainiens et ce dont dont ils sont victimes: les perturbations, les déplacements, la destruction et la mort.

Les photographies du livre racontent l’histoire de l’Ukraine de 2014 à aujourd’hui, ce qui donne un contexte à la situation actuelle. Mais elles ne se contentent pas de montrer les combats, les morts et le sang versé. Elles révèlent également la vie de ceux qui sont pris au piège dans le conflit : les civils pour qui la vie quotidienne se poursuit au milieu de la guerre. Ainsi la guerre n’interrompt-elle pas les activités quotidiennes des civils, mais les oblige à s’adapter à ce qui devient une nouvelle normalité dans des conditions incroyablement dures et incertaines.

« Mon premier défi en tant qu’éditeur photo était de savoir comment ne pas nous répéter dans ce deuxième livre. La destruction, les combats, les peurs et les résultats restent essentiellement les mêmes. Nous avons donc pensé à essayer de répondre à la question suivante : “Comment peut-on vivre une vie sur fond de guerre ?” Cela nous a permis d’avancer », explique Sarah Leen, éditrice du livre. « Mais j’avais encore du mal à trouver une structure pour les images qui raconteraient une histoire et intéresseraient les spectateurs. Les mots “Amour + Guerre” se sont imposés. L’amour ne meurt pas. C’est l’antidote à la guerre. Cela m’a permis de structurer les images en commençant par l’histoire, puis la guerre, puis l’amour, puis à nouveau la guerre. Ce livre est plus doux que le premier, mais il n’élude pas la tragédie de la guerre. C’est l’amour plus la guerre. »

Kiev, Ukraine. July 16th 2018. A group of young Ukrainian boys are being taught how to put a gas mask on by OLEKSIV Zabolotny, trainer of LIDER CAMP, a Ukraine's hyper-nationalist military summer Camp, outskirts Kiev. © Diego Ibarra Sánchez
Kiev, Ukraine. 16 juillet 2018. Un groupe de jeunes garçons ukrainiens apprend à mettre un masque à gaz par OLEKSIV Zabolotny, formateur de LIDER CAMP, un camp d’été militaire hyper-nationaliste ukrainien, dans la banlieue de Kiev. © Diego Ibarra Sánchez
Elina with her mother in the apartment they live near Lviv, Feb 9, 2023. Elina and her family were forced to flee their home in Kharkiv due to the Russian bombardment. After arriving at a refugee camp in the west of the country, Elina was diagnosed with leukemia. She was the third child since the start of the conflict to undergo bone marrow surgery at Lviv. © Fabio Bucciarelli
Elina et sa mère dans l’appartement qu’elles habitent près de Lviv, 9 février 2023. Elina et sa famille ont été forcées de fuir leur maison de Kharkiv en raison des bombardements russes. Après son arrivée dans un camp de réfugiés dans l’ouest du pays, on a diagnostiqué une leucémie chez Elina. Elle est le troisième enfant depuis le début du conflit à subir une opération de la moelle osseuse à Lviv. © Fabio Bucciarelli
The Last Nurse on the Front Line. Trokhizbenka, Ukraine, February 8 and 9, 2022. © Timothy Fadek Vova drives a Lada Niva, a 4x4 Russian car that he and Lilia use to visit patients at home. Lilia Schwez lives in the eastern Ukrainian village of Trokhizbenka, on the front line with Russian-backed separatists. Her house is so close to the line of control, it can been seen from her back yard and the military checkpoint is a few yards from her front door. Since the war began in 2014, Lilia has seen her sister, who lives on the separatist side, only twice in 8 years. She has not seen her friends at all. She works in an under-staffed and under-funded clinic which serves five villages with a total of mostly elderly 1,365 residents. There is a dentist chair in one room, but there hasn’t been a dentist in years. Another room is for OB-GYN, but the doctor works only one day every week or two. The nearest hospital, in Severodonetsk, is an hour and a half away. So Lilia does housecalls. Vova drives her to her appointments. Trokhizbenka was a weekend getaway destination for urban dwellers. Small, dacha-type houses are everywhere. Before the war, the village was a relaxing place where people could do some gardening or just sit in the back yard to take in the fresh forest air. Lilia and her husband Vova moved from the nearby city Luhansk 15 years ago. “We planned to retire here.” Trokhizbenka is a village in the Luhansk area of eastern Ukraine, on the front line opposite the separatists of the LPR (Luhansk People’s Republic.)
La dernière infirmière sur la ligne de front. Trokhizbenka, Ukraine, 8 et 9 février 2022. © Timothy Fadek
ALieutenant Arseniy, nicknamed “Schultz” marches forward with fellow Marines from the 36th Brigade during an initiation event near the town of Pokrovske in the Zaporizhzhia region. Before they are sent back to the frontlines to face Russian forces in the ongoing counteroffensive, Ukrainian Marines from the 36th Brigade took part in an initiation, enduring a grueling 7 kilometer run through obstacles and challenges simulating the real life and death struggles ahead. © David Guttenfelder for The New York Times
Le lieutenant Arseniy, surnommé « Schultz », marche avec ses camarades de la 36e brigade lors d’une initiation près de la ville de Pokrovske, dans la région de Zaporizhzhia. Avant d’être renvoyés sur la ligne de front pour affronter les forces russes dans la contre-offensive en cours, les marines ukrainiens de la 36e brigade ont participé à une initiation, endurant une course exténuante de 7 kilomètres à travers des obstacles et des défis simulant les véritables luttes pour la vie et la mort qui les attendent. © David Guttenfelder pour le New York Times

La photojournaliste Natalie Keyssar est arrivée en Ukraine peu après le début de l’invasion à grande échelle, en tant qu’envoyée spéciale pour le magazine TIME. C’était la première fois qu’elle assistait à une guerre de grande ampleur. Elle a bien évidemment été choquée par son expérience. Parmi toutes les horreurs de la guerre, elle a tenté d’isoler des moments positifs.

« J’ai commencé à m’intéresser aux couples amoureux parce que je les voyais partout, se tenant par la main et s’embrassant sur des bancs, se disant au revoir dans les gares, essayant de calmer leurs enfants dans les parcs », raconte-t-elle. « L’énergie qui les entourait était comme une lueur d’espoir, la seule chose en vue en dehors des fleurs ukrainiennes omniprésentes qui soulevaient constamment le poids sinistre de l’air de l’ouest vers les lignes de front. Cela m’a aidé à rester sain d’esprit et à comprendre le prix de la lutte des Ukrainiens et ce qui les motivait. »

Diego Ibarra Sánchez s’est rendu pour la première fois en Ukraine en 2018, après avoir travaillé pendant plus d’une décennie à documenter les effets dévastateurs de la guerre sur l’éducation dans le monde. Il a passé deux mois, au cours de deux voyages distincts, à retracer la façon dont la guerre a dévasté les enfants. Lorsque la guerre s’est intensifiée en 2022, il est retourné en Ukraine pour continuer à documenter l’impact de la guerre sur l’éducation.

« Mon objectif est de susciter la réflexion et de soulever des questions, en incitant le lecteur à examiner les nombreuses façons dont la guerre affecte l’enfance. Je veux mettre le lecteur mal à l’aise, l’amener à se poser des questions plutôt que de lui fournir des réponses stéréotypées à travers mes images », explique Sánchez. « Nous avons souvent construit notre compréhension de la guerre et de la douleur à travers l’objectif d’Hollywood, mais c’est la réalité : la douleur, la perte, les odeurs, la destruction et le sentiment écrasant de désespoir. Les civils portent un lourd fardeau, vivant sous la menace constante des tirs croisés. Ils ne sont pas que des chiffres ou du contenu pour les émissions de télévision ; leurs sentiments sont réels, tout comme leur douleur. Notre devoir est de documenter cette réalité, de créer une mémoire. Nous sommes des conteurs. Nous ne sauvons pas des vies… Sans images, il n’y a pas de mémoire. »

A Ukrainian soldier returns injured from the war and proposes to his girlfriend © Carol Guzy
Un soldat ukrainien revient blessé de la guerre et demande sa compagne en mariage © Carol Guzy
August 1, 2023. Andriy Smolensky and Alina Smolenska pose for a photo outside of the Kyiv Hospital where he has just had his 16th surgery to repair his hearing after a mortar shell exploded I his face while leading a drone reconnaissance unit in Eastern Ukraine, destroying his hands and eyes and severely damaging his ears. As they begin the long journey towards recovery, Alina says she is more relieved that he is alive than anything, and Andriy expresses worry for the many young men who will meet fates like his or worse. © Natalie Keyssar
1er août 2023. Andriy Smolensky et Alina Smolenska posent pour une photo à l’extérieur de l’hôpital de Kiev où il vient de subir sa 16e opération pour réparer son audition après qu’un obus de mortier lui a explosé au visage alors qu’il dirigeait une unité de reconnaissance par drone dans l’est de l’Ukraine, détruisant ses mains et ses yeux et endommageant gravement ses oreilles. Alors qu’ils entament le long voyage vers la guérison, Alina se dit plus soulagée qu’autre chose qu’il soit en vie, et Andriy s’inquiète pour les nombreux jeunes hommes qui connaîtront un sort semblable au sien, voire pire. © Natalie Keyssar
Kidnapped in August 2014 by pro-Russian separatist fighters of the Vostok Battalion, Iryna Dogvan was beaten, tortured, and abused for nearly a week by a dozen men. A professional beautician, Iryna became a volunteer at the beginning of the war, delivering food and clothing to the Ukrainian army. Her humanitarian gesture was a crime, which led to five days in captivity, where pro-Russian soldiers planned to have her raped and used as fodder for fighters returning from the battle of Ilovaisk. Pressure following the publication of a photo in The New York Times showing Iryna as a crowd beat her led to her release. Today, Iryna presides over the association SEMA (Ukrainian Network of Women Victims of Sexual Violence in the Ongoing War). She continues to fight for the thousands of women in Ukraine who suffer the same Hell every day. © Gaelle Girbes
Enlevée en août 2014 par des combattants séparatistes pro-russes du bataillon Vostok, Iryna Dogvan a été battue, torturée et abusée pendant près d’une semaine par une douzaine d’hommes. Esthéticienne de profession, Iryna s’est portée volontaire au début de la guerre pour livrer de la nourriture et des vêtements à l’armée ukrainienne. Son geste humanitaire a été considéré comme un crime, ce qui lui a valu cinq jours de captivité, au cours desquels les soldats pro-russes avaient prévu de la faire violer et de l’utiliser comme fourrage pour les combattants revenant de la bataille d’Ilovaisk. Les pressions exercées à la suite de la publication d’une photo dans le New York Times montrant Iryna battue par la foule ont abouti à sa libération. Aujourd’hui, Iryna préside l’association SEMA (Ukrainian Network of Women Victims of Sexual Violence in the Ongoing War). Elle continue de se battre pour les milliers de femmes en Ukraine qui subissent le même enfer tous les jours. © Gaelle Girbes
Olena, call sign Pantera, police lieutenant of the Lyut battalion in Donetsk region on September 13. © Sasha Maslov for the Washington Post
Olena, indicatif Pantera, lieutenant de police du bataillon Lyut dans la région de Donetsk, le 13 septembre. © Sasha Maslov pour le Washington Post
Ukrainian soldier Artem Guz, 25, who was unable to speak or move his right arm and leg due to blast injuries caused by Russian shelling, lies in a bed at the Mechnikov Hospital in Ukraine’s eastern city of Dnipro, January 18, 2024. © Finbarr O’Reilly for The New York Times
Le soldat ukrainien Artem Guz, 25 ans, incapable de parler ou de bouger son bras et sa jambe droite à cause des blessures causées par les bombardements russes, est allongé dans un lit à l’hôpital Mechnikov dans la ville de Dnipro, dans l’est de l’Ukraine, le 18 janvier 2024. © Finbarr O’Reilly pour le New York Times

Deux ans et demi plus tard, la guerre se poursuit, tout comme la destruction qui l’accompagne, et le conflit s’enlise. La Russie continue son offensive sanglante pour s’emparer de nouveaux territoires de l’Ukraine. L’Ukraine a lancé sa propre offensive, reprenant du terrain à la Russie à l’intérieur de ses frontières, mais cela n’a pas permis aux Russes de faire une pause dans leurs attaques. Au début de ce mois, un tir de missile russe a tué plus de 50 personnes après avoir touché une académie militaire et un hôpital, ce qui constitue l’une des plus grosses pertes civiles depuis le début de la guerre.

« Je pense que l’objectif est toujours de rendre notre compréhension de la guerre humaine, parce que quiconque l’a vécue personnellement doit certainement vouloir qu’elle s’arrête avant tout. Si l’on parvient à la rendre personnelle, les gens comprendront peut-être que la souffrance de chacun est notre souffrance, que leur fardeau est notre fardeau et que notre responsabilité d’y mettre fin est partagée, voire accrue, du fait de notre situation privilégiée de vivre dans un pays relativement riche et stable », explique Natalie Keyssar. « Je crois en ce livre, qui met en lumière la beauté et les liens à travers le travail de tant de photographes que j’admire et respecte profondément, parce que je pense que se concentrer sur les moments d’amour et de parenté est l’illustration la plus humaine de ce qui est en jeu dans la guerre et le meilleur moyen d’aider les autres à en comprendre le coût. »

Drone view of ruined buildings and smoke from Russian shelling in the eastern Ukrainian town of Marinka, May 19, 2023. Marinka fell to Russian control in December 2023. © Finbarr O’Reilly for The New York Times
Vue par drone de bâtiments en ruine et de la fumée dégagée par les bombardements russes sur la ville de Marinka, dans l’est de l’Ukraine, le 19 mai 2023. Marinka est tombée sous contrôle russe en décembre 2023. © Finbarr O’Reilly pour le New York Times

Ukraine : Love+War est publié par FotoEvidence et est bilingue anglais / ukrainien. La production du livre est soutenue par l’Open Society Foundations Western Balkans et le Grodzins Fund. Le livre est disponible sur le site web de FotoEvidence au prix de 70€.

Cover of Ukraine: Love+War
Couverture du livre Ukraine: Love+War

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