Le Superbowl 50, entre les Broncos de Denver et les Panthers de Caroline, s’est déroulé au Levi’s Stadium de Santa Clara, en Californie, dans la baie de San Francisco, en février 2016. Selon le rapport Forbes, le match devait générer au moins 620 millions de dollars. Une publicité de 30 secondes coûtait 5 millions, et CBS, qui a diffusé le match, a généré environ 350 millions de dollars de recettes publicitaires. Les retombées des dépenses des visiteurs liées au match ont été estimées à plus de 220 millions de dollars.
Mais alors que San Francisco se prépare pour le grand match, la ville commence à demander avec insistance aux SDF de s’éloigner des zones touristiques. Elle veut les cacher aux caméras et au public qui viennent pour la semaine de festivités, avant le match lui-même.
Beaucoup de sans-abri se retrouvent sur Division Street, vivant sous un viaduc d’autoroute. Les reportages de l’époque qualifient le quartier de « 21st-Centry Hooverville », d’après le nom utilisé pour désigner les campements de sans-abri à travers les États-Unis pendant la grande dépression.
Le photographe Robert Gumpert, basé à San Francisco, travaille à l’époque sur un projet débuté en 2006. Une série de portraits et d’enregistrements de récits de détenus de la prison de San Francisco. Mais alors que le projet suit son cours, il est également à la recherche d’une autre idée qui irait au-delà du simple tirage de portraits.
« J’ai commencé à arpenter les rues et à réfléchir à ce que je voyais. En revenant de la prison, je rencontrais parfois des personnes qui vivaient dans la rue et que j’avais connues alors qu’elles étaient entre quatre murs. Certaines voulaient des tirages de leurs photos en prison ; ou une nouvelle, ce que je faisais. »
Lors de l’une de ces promenades, il arrive à Division Street.
« Après un voyage à Londres en février 2016, une des mes premières balades s’est achevée sur Division Street ; il y avait des tentes et des journalistes partout. Le Super Bowl débarquait et les puissants de la ville voulaient que les mal-logés soient dans un endroit moins visible. C’est à ce moment-là que le projet a “officiellement” vu le jour et qu’il a été baptisé. »
Le temps que Gumpert passe à travailler avec les détenus de San Francisco l’aide à gagner leur confiance.
« Je pense que le travail que j’ai fait dans la prison a eu pour conséquence à la fois d’avoir accès à eux et de gagner leur confiance. Il y avait des gens qui me connaissaient et qui me faisaient confiance, dans la mesure où c’est possible dans ces situations… Cela, et le fait que je dise bonjour et que je m’arrête pour leur parler. La plupart du temps, je demandais si je pouvais prendre des photos, je leur demandais leur nom et tâchais de m’intéresser à eux. S’ils voulaient des tirages, je leur en apportais. »
Gumpert est né à Los Angeles et a été élevé par une mère célibataire venue d’Allemagne aux États-Unis, via l’Angleterre, juste avant le début de la Seconde Guerre mondiale. Une artiste, mais qui pour faire bouillir la marmite, travaillait dans une épicerie. Et une syndicaliste qui emmenait Gumpert sur les piquets de grève, ce qui l’a profondément marqué.
Sa mère a également encouragé son intérêt pour la photographie. « Vers onze/douze ans, je voulais un appareil photo. Ma mère m’a dit d’apprendre d’abord à développer et faire des tirages. C’est ce que j’ai fait. »
Gumpert réalise ensuite des reportages à l’étranger pour des publications britanniques et européennes et entame des projets à long terme sur la santé, la justice pénale et le marché d’options, tout en poursuivant son travail quotidien de photographe dans la région de la Baie. De 1999 à 2003, il est en contact avec le département californien des relations industrielles, puis en 2004, on lui propose un contrat avec le Labor Management Partnership, groupe qui collabore avec nombre de syndicats. Puis, en 2006, il débute son projet en prison.
Alors que le projet Division Street suit son cours, Gumpert commence à photographier d’autres zones où vivent des sans-abris. Pas de besoin de GPS pour savoir où aller.
« Une fois le projet lancé, il n’y avait pas de plan prédéfini pour savoir où se rendre. Je me suis simplement promené. Ce que j’ai photographié a été dicté par mes rencontres et mes envies ce jour-là : des portraits, l’opulence, des paysages urbains, etc. J’essayais de varier sujet et style. »
Parfois, les gens sont prêts à partager une histoire, mais faire une image… Cependant la méthode d’approche de Gumpert avec les gens ne varie pas, quoi qu’il arrive.
« Ce n’est pas si compliqué : je me comporte avec les gens comme je voudrais qu’ils se comportent avec moi. Et je travaille avec eux comme je le ferais pour n’importe quel boulot : de manière professionnelle, tout en étant confiant. Je ne veux pas leur faire perdre leur temps et il doit être évident que j’apprécie leur disponibilité et que je m’intéresse à leur vie. »
Il ne fait pas non plus pression sur eux pour qu’ils s’impliquent, et reste ouvert à toutes les suggestions.
« Je les interrogeais. Ce qui n’était pas synonyme de réponse désinvolte. S’ils refusent, je les remercie. S’il y a plus à creuser, je reste dans le coin. Sinon, je passe à autre chose. Je n’essaie jamais de convaincre les gens. »
Et le thème principal du livre ne s’attache pas seulement à San Francisco, mais aux villes en général.
« Ce travail a toujours eu pour moteur les inégalités à San Francisco, mais en réalité, il nous parle de n’importe quelle ville. Et peut-être aussi de la peur. La peur de ceux qui possèdent envers ceux qui n’ont rien. La peur de la rencontre. »
En fin de compte, Gumpert espère que son travail pourra aider les mal-logés, tout en sachant que les chances de bouleversements sont minces.
« Dans mes rêves les plus fous, le livre lèverait tous les obstacles. Il changerait la politique, rendrait le logement abordable et accessible à tous, mettrait fin aux conditions drastiques pour obtenir ne serait-ce qu’un lit en refuge et… j’en passe. Mais cela est utopique. Même si le maire et ceux qui ont le pouvoir de changer la donne ont vu le bouquin, la réalité est qu’il s’agit d’un livre d’images et de messages trouvés face aux deux mamelles que sont l’argent et le pouvoir… J’espère que l’ouvrage contribuera à faire en sorte que certains regardent leurs concitoyens comme des êtres humains à part entière, qu’ils comprennent que, même s’ils survivent dans des conditions extrêmes précaires, ces personnes à la rue ont les mêmes rêves, espoirs et désirs que le commun des mortels. »
Et si le livre a bien été publié, la lutte continue.
Division Street de Robert Gumpert peut être commandé auprès des éditions Dewi Lewis, 144 pages, 41,95€.