L’exposition « Venezuela, The Wells Run Dry » de Fabiola Ferrero, lauréate de la 12e édition du Prix Carmignac du photojournalisme, explore la disparition de la classe moyenne vénézuélienne. Démocratie riche et prospère dans les années 1960 et 1970, le Venezuela peine aujourd’hui à s’extirper d’une crise politique et économique profonde marquée par la chute du cours du pétrole, une corruption endémique et une hyperinflation.
Sept années consécutives d’effondrement économique et de crise politique ont creusé le fossé des inégalités et détruit la classe moyenne. La photographe vénézuélienne a entrepris de documenter des années de richesse qui n’existent plus que dans les mémoires. Elle s’est rendue dans des lieux qui étaient autrefois des symboles de prospérité, à la recherche des vestiges d’une réussite économique disparue.
Son reportage l’a menée à travers tout le pays, photographiant les industries du pétrole et du sel en déclin et les communautés qui en dépendent, les universités pillées et abandonnées, et les dernières traces laissées par les Vénézuéliens qui ont décidé de quitter le pays pour un avenir meilleur.
Mêlant images d’archives, vidéos et photographies, Ferrero chronique le ralentissement économique de son pays et les conséquences pour sa population. Elle compare son projet à la tentative de photographier un lac avant qu’il ne devienne un désert. « S’il y a un moment pour documenter et laisser une trace de la mémoire de ce que nous étions, c’est maintenant. »
Dans un entretien pour Blind, Fabiola Ferrero décrit l’importance de ce projet pour elle et pour le peuple vénézuélien.
« The Wells Run Dry » présente les vestiges d’une réussite économique passée, à travers des photographies d’industries du pétrole et du sel sur le point de disparaître. Vous dites que vous essayez de photographier un lac avant qu’il ne devienne un désert. Qu’est-ce que le puits incarne pour vous ?
La perte générale de la normalité, de la vie telle que nous la connaissions. Les puits de pétrole sont encore bien remplis, c’est là toute la contradiction. Comme le poème de François Villon : « Je meurs de soif juste à côté de la fontaine ». Au fur et à mesure que le temps passe et que le Venezuela change, je vois ce lac de richesse devenir un désert, dans l’insouciance. Mais en même temps, la vie trouve toujours un chemin, donc cette phrase ne signifie pas que notre esprit meurt, mais plutôt un certain moment de notre vie et de notre histoire.
Le projet a reçu le prix Carmignac cette année, ce qui vous a permis de produire votre reportage en 2022, avant qu’il ne soit aujourd’hui exposé. Que symbolise pour vous ce prix face à ce puits qui se tarit ?
Sur le plan personnel, c’est certainement l’une des plus importantes reconnaissances de ma carrière. Mais plus que cela, cela a représenté une opportunité de constituer une équipe de journalistes, de rentrer chez moi, de visiter les endroits où je savais que je devais aller et d’avoir suffisamment de temps et de ressources pour avoir un regard plus profond sur mon pays. Les cinq femmes qui ont intégré l’équipe sont vraiment au cœur du travail, et elles raconteront bientôt les histoires qu’elles ont recueillies. En tant que journalistes locaux, nous savons qu’il s’agit d’un privilège peu commun, et même si le sujet n’est pas joyeux, je suis heureuse que nous ayons pu apporter cette contribution à la mémoire du Vénézuela.
« Well », en anglais, signifie également bon, satisfaction. Dans « The Wells Run Dry », le peuple vénézuélien lutte pour se remettre de toutes les destructions qui l’entourent. Comment pouvez-vous témoigner d’un tel climat sans tomber dans le sensationnalisme ?
Il y a une certaine sérénité qui ne peut venir qu’avec le temps. Lorsque la crise a commencé, nous nous sommes tous approchés des images les plus fatalistes de la faim et du chaos, parce que c’était nouveau dans notre pays et qu’il fallait le montrer. Avec le temps, cependant, vous épluchez les couches, comme un oignon, et commencez à aller plus en profondeur. Ces dernières années, je pense que l’image visuelle du Venezuela était très tumultueuse. Maintenant, au contraire, il y a une certaine immobilité, ce n’est pas l’image dynamique d’un bateau qui coule, mais plutôt le calme de ce qui reste : une infrastructure pourrie, une adaptation silencieuse à la précarité, et toujours, toujours, la dignité qui vient avec la résistance. Avant tout, il y a ça. Il y a des heures de dignité à traire une vache pour avoir quelque chose à manger après avoir travaillé pendant des années dans l’industrie la plus riche du pays (le pétrole).
Vous êtes Vénézuélienne, et comme plus de 7 millions de Vénézuéliens, vous avez quitté votre pays. Vous y êtes retourné cette année pour réaliser ce reportage. A votre retour, quelles ont été vos premières impressions ?
Le fait d’être loin m’a aidé. Quand on vit ce que l’on photographie, on peut normaliser les choses et les dépasser. Partir et revenir, c’était comme nettoyer mes yeux : tout me semblait familier et nouveau à la fois. Les choses auxquelles je m’étais habituée, comme le fait de ne pas avoir d’électricité pendant plusieurs jours, n’étaient soudain plus normales pour moi. J’ai vu un pays plus inégalitaire que jamais : un fossé flagrant entre les riches et ceux qui ont tout perdu à cause de l’inflation. Et les infrastructures brisées, la rouille qui fait partie du paysage, un paysage en décomposition que j’ai peut-être un peu négligé lorsque je vivais là-bas. C’était une expérience humiliante qui m’a rappelé à quel point la normalité est fragile.
Vos images documentent le changement économique au Venezuela du point de vue de la mémoire. À travers des photos de famille et des archives, on découvre une époque qui est maintenant révolue. Pour vous, la mémoire est-elle une forme de refuge, voire de résistance face à la situation actuelle ?
C’est une chose délicate, la mémoire. Elle peut être un refuge ou une excuse pour éviter la réalité. C’est pourquoi j’insiste toujours sur le fait de ne pas sur-romantiser notre passé, mais de l’examiner de près pour reconnaître nos pertes et trouver des réponses au Venezuela que nous voyons aujourd’hui. Je trouve une certaine tranquillité d’esprit dans l’idée que rien n’est éternel, que ce passé révolu se reflète dans un présent qui changera aussi inévitablement.
L’exposition de la Fondation Carmignac offre aux visiteurs la possibilité de la commencer comme un voyage dans le temps, en entrant soit par le passé, soit par le présent. Et vous, par quelle porte choisissez-vous d’entrer ?
J’entre toujours par le passé. C’est trop agressif pour moi d’entrer directement dans le tunnel du présent. Au contraire, c’est à partir du passé que je vois d’abord la joie, et ainsi, lorsque je rencontre certaines images d’abandon et de destruction, je garde à l’esprit qu’un autre temps a aussi existé. Et j’espère qu’un autre temps, non pas le même qu’avant mais un nouveau, différent, existera plus tard.
« Venezuela, The Wells Run Dry » de Fabiola Ferrero. Réfectoire des Cordeliers. 15 rue de l’École de Médecine, 75006 Paris. Du 28 octobre au 22 novembre 2022. Débats et projections: Samedis (5 novembre, 12 novembre, 19 novembre) à partir de 17h.
Monographie publiée par Fondation Carmignac et Reliefs Editions, disponible au prix de 35 euros.