Ce projet, les deux photographes l’avaient envisagé ensemble mais le décès de Shomei Tōmatsu en 2012 y avait mis un point d’arrêt. En leur consacrant chacun un étage, Simon Baker, le directeur de la Maison Européenne de la Photographie, à Paris, choisit le vis-à-vis plutôt que la confrontation des œuvres. Et c’est dans cet esprit qu’a été conçue la publication accompagnant l’exposition à la MEP: trois tomes à ranger dans un coffret dont un dédié aux textes comprenant des traductions inédites.
Faire deux expositions a l’avantage d’offrir un aperçu plus précis du parcours de chacun des photographes, même si leur œuvre n’est envisagée qu’à travers le prisme de Tokyo. Ce parti pris est également pertinent car si on connaît un peu Daidō Moriyama (1938) en France, notamment grâce à deux expositions à la Fondation Cartier en 2003 et 2016, on découvre – presque – Shomei Tōmatsu (1930).
Shomei Tōmatsu, du document à la fiction
Rassemblant 140 images choisies avec la veuve de Shomei Tōmatsu, le parcours chronologique – à quelques exceptions près – démarre en 1954, c’est-à-dire par des œuvres de jeunesse. Cette année-là, pourtant fraîchement diplômé en économie, Shomei Tōmatsu devient photographe dans une maison d’édition de la capitale japonaise. Pendant ses études, il a en effet fréquenté le photo-club de son université.
Étant concentrée sur la seule ville de Tokyo, la présentation de la MEP ne comprend pas Nagasaki 11:02 (1960-1966) – série qui doit son titre à une photo de montre arrêtée à l’heure exacte de l’impact de la bombe atomique retrouvée à proximité de l’explosion. Des images poignantes sur les stigmates de la guerre réunissant des portraits de personnes irradiées et des natures mortes d’objets calcinés, notamment la fameuse montre. Impossible de ne pas mentionner ce travail tant il en dit long sur Shomei Tōmatsu : « Le fardeau que je porte n’est pas les souvenirs du conflit mais l’ombre de la guerre […] Une ombre lourdement chargée par les ravages subis, la honte de la défaite et la famine qui lui a succédé », écrit-il en 1987.
En 1959, Shomei Tōmatsu cofonde l’agence Vivo avec Eikō Hosoe et Ikkō Narahara, deux autres grands de la photographie japonaise. Il conçoit alors le médium comme un témoignage. Tout en continuant à être attaché au réel, il se détache progressivement de la valeur purement documentaire de la photographie. Ainsi, dans la série « Chewing gum & Chocolate », initiée en 1958, il aborde la transformation du Japon liée à la présence américaine. Si certaines images sont descriptives et pourraient être classées dans la catégorie humaniste, déjà les flous bougés et les cadrages audacieux démontrent sa volonté d’interpréter le réel. Même constat quand il photographie les protestations étudiantes des années 1960 : le lyrisme prend souvent le dessus sur la valeur informative.
Dans « Asphalt » (1960), Tōmatsu surprend en braquant son objectif sur le sol pour capter « la peau de la ville » fait de déchets et d’objets « égarés », adoptant « le regard d’un chien errant », comme il se décrit lui-même en 1976. Mais c’est dans « Oh Shinjuku ! » (1969), qu’il est le plus captivant. Quand il est au plus près de ses sujets et montre l’effervescence de ce quartier de Tokyo, alors en pleine mutation, où la vie nocturne est festive et sans tabous. Témoins, les titres explicites des ensembles « Eros » et « Protest ». Lui-même esprit libre, Shomei Tōmatsu s’essaye à la couleur dès les années 1960 à une époque où cela ne se fait pas. Loin de nuire à ses ambiances étranges et troublantes, les tons sourds ou au contraire criards rajoutent du mystère. Chantre du moment présent, Shomei Tōmatsu considère que même si la photographie n’est pas la vérité, elle a la faculté de préserver les instants singuliers : « La réalité n’est pas reproduite mais ranimée, en tant que fiction sur une pellicule ou du papier », écrit-il en 1999.
Daidō Moriyama, éternel arpenteur de Tokyo
« Pour moi, en tant que photographe, tout a incontestablement commencé avec Tomatsu. […] Mes photographies sont totalement imprégnées de mon admiration pour lui ». Ainsi s’exprime Daidō Moriyama à propos de Shomei Tōmatsu de huit ans son aîné. Les deux hommes se rencontrent au début des années 1960 lorsque Moriyama débarque à Tokyo pour rejoindre le groupe Vivo. En 1968-69, il participera aussi à la revue d’avant-garde Provoke qui se donne pour objectif de réfléchir à la photographie en tant que langage.
La filiation avec Tōmatsu est évidente, notamment dans la façon dont Moriyama fragmente le réel et mise sur les gros plans et les flous, parfois jusqu’à l’abstraction. Il revendique aussi d’autres influences. A commencer par William Klein. Après New York et Rome, l’Américain explore la capitale japonaise au début des années 1960. Daidō Moriyama le découvre en 1964, année de la sortie du livre Tokyo, mais il lui faudra attendre 1980 pour le rencontrer. D’un point de vue formel, les correspondances sont nombreuses. Notamment dans sa manière de traiter les noirs, profonds et charbonneux, et parce qu’il est au plus près de ses sujets. Conséquence directe : les images de Moriyama sont souvent floues, proposant ainsi une réalité mouvante, et onirique.
Il faut dire que quand il photographie les villes, à pied ou depuis sa voiture, Daidō Moriyama ne cherche pas la maîtrise technique. Il laisse au contraire une place prépondérante à l’aléatoire, à l’accident et à l’improvisation, prenant ses images à la volée, sans cadrer ni composer. Car ce qu’il veut, c’est avoir « un point de vue personnel sur le monde et l’humanité, des émotions fondamentales qu’[il] porte en [lui] depuis longtemps », comme il l’explique dans un texte datant de 1970 intitulé « Instantanés subjectifs ».
Moriyama s’intéresse à d’autres villes, notamment New York, mais Tokyo tient une place à part dans son parcours. Il la photographie de manière obsessionnelle et compulsive depuis plus de 60 ans ! Atypique au moment de la prise de vue, son processus de création l’est tout autant pour l’editing qu’il réalise à partir d’ouvrages qu’il auto-édite, plus de 300 à ce jour. Chacun de ces livres est comme une compilation dans laquelle il pioche pour choisir les images quand il prépare une exposition. Et quand vient le temps de la restitution, sa démarche est là encore originale. Car s’il est adepte des tirages traditionnels, il explore aussi d’autres voies, notamment la sérigraphie sur toile. Outre William Klein, Moriyama cite en effet souvent Andy Warhol comme une référence majeure. Les grandes sérigraphies noir et blanc présentées à la MEP sont impressionnantes par les noirs brillants et parce qu’elles rajoutent du relief à ses images. Autre choix tout aussi spectaculaire : l’installation.
La dernière salle consacrée à Shinjuku en couleur – son quartier fétiche à Tokyo – associe papiers-peints de ses images et tirages encadrés. L’effet est réussi : on passe d’une œuvre à l’autre comme on se promènerait d’une devanture à l’autre. Moriyama a une conviction : « La photo est le seul médium qui permette de restituer la réalité dans toute sa pureté ». Étrangement, pour y parvenir, il ne fonctionne pas par élimination mais au contraire par une surabondance d’images.
Daido Moriyama / Shomei Tomatsu, Catalogue bilingue anglais français, coédition MEP/Akio Nagasawa, 35€.