« Près des eaux du Léman, je me suis assis et j’ai pleuré… » (By the waters of Leman I sat down and wept . . .) La phrase est de TS Eliot, tirée de son poème The Waste Land. Ces vers ont tout juste 100 ans et résonnent sur les bords du lac, au moment de l’ouverture de la 8e édition de la biennale Images Vevey. Together, la vie ensemble présente cette année 50 expositions d’artistes venus de 25 pays différents. Elles parsèment les parcs, avenues, façades et bâtiments de la ville suisse jusqu’au 25 septembre avec des installations originales et monumentales mêlées à des expositions plus classiques. Preuve que la biennale aime jouer aux équilibristes entre photographie et art contemporain.
Héritage soviétique et rêve américain
Maman dans les bras de papa, des souvenirs de vacances, les portraits en noir et blanc des grands-parents… Toutes ces photos, nous les avons posées sur un rebord de cheminée, entre deux rangées de bouquins, sur la commode à côté des clés… Parfois nous les avons oubliées. Bertien Van Manen les sort de leur léthargie. La photographe néerlandaise, née en 1942, a voyagé dans toute l’Europe entre 2002 et 2005 avec l’heureuse manie de dormir chez l’habitant et de photographier ces fragments de mémoire disposés dans les maisons où elle dormait. Athènes, Madrid, Berlin… Voilà l’album intime de l’Europe mis en scène dans le nouveau lieu d’exposition permanent du festival situé au cœur de la gare : l’Appartement.
Bertien Van Manen avait déjà commencé ce projet dans les années 1990. La petite histoire familiale rejoint parfois la grande. Entre deux lampes de chevet d’un appartement de la cité industrielle russe de Novokouznetsk, située à l’Est de Novossibirsk, c’est un portrait de Staline qui trône. A Vilnius, en Lituanie, derrière de jeunes écoliers sagement assis, une immense fresque représente Lénine portant un bambin à bout de bras. L’héritage soviétique fait partie de l’ADN de ces populations.
Certains ont cherché à le fuir en passant à l’Ouest. Il en est question dans l’une des installations les plus impressionnantes de la biennale : le projet Santa Barbara de l’artiste Diana Markosian. Après la chute de l’URSS, sa mère se passionne, comme des millions de Russes, pour le premier feuilleton américain diffusé dans le pays. En 1996, elle décide de quitter la Russie et son mari pour vivre le rêve américain. Par l’intermédiaire d’une agence matrimoniale, elle fait la connaissance d’un homme habitant Santa Barbara, en Californie, et décide de le rejoindre avec ses deux enfants. Entre espoir et désillusion, dans une œuvre très touchante, Santa Barbara reconstitue une docufiction à la façon du feuilleton. On parcourt les différents espaces comme une visite de studios. « Je me sentais trahie par mon pays », répond la mère quand on lui demande pourquoi elle décide de quitter la Russie. La réalité rejoint la fiction, et inversement. L’histoire est une vieille personne à la mémoire courte. Les réfugiés de l’Union soviétique d’hier sont ceux fuyant le régime russe d’aujourd’hui.
L’œil d’Images Vevey réagit ainsi à l’actualité. Le photographe ukrainien Boris Mikhailov (né en 1938 à Kharkiv) – dont la MEP (Maison européenne de la photographie) consacre en ce moment une grande rétrospective – a longtemps contourné la censure soviétique. Ses montages photos « en sandwich », entre humour et tragique, révèlent un monde sous cloche.
Exposé dans une ancienne serrurerie de la ville, son travail fait face à celui de Gera Artemova. La photographe ukrainienne a réalisé en 2014 – dans le contexte de l’annexion de la Crimée par la Russie et des affrontements dans le Donbass – une série troublante de photographies à Kiev. Les images paisibles de familles profitant des bords du lac Telbin sont criblées par des impacts de balles sur la vitre du cadre photo. Pas de sang, pas de larmes, pas de cris… Tout est dans la symbolique. Percutant.
Des histoires intimes
Ces photos sur nos étagères, ce sont aussi autant de traits d’union avec nos proches. Deanna Dikemann en a fait le fil rouge de son amour pour ses parents. A la manière des Brown Sisters de Nicholas Nixon, elle commence en 1991 à prendre ses parents en photo devant leur maison au moment de se dire au revoir. Un rituel simple, d’une grande tendresse, qui durera 27 ans. Au fil des ans, papa s’efface de la photo, les au-revoir se font depuis la maison de retraite. La dernière photo est prise en 2017. Maman n’est plus là. La porte du garage de la maison familiale est fermée. Émotion universelle délivrée par cette installation exposée dans un parc de la ville, face à une maison de retraite.
Un peu plus loin, face au lac, c’est la jeunesse insouciante et mélancolique de la fille et de la belle-fille de Sian Davey qui s’expriment dans des lueurs d’été douces et intimes. La photo permet aussi de retrouver une part d’humanité. C’est ce qui ressort de la touchante série photographique Détenues de Bettina Rheims très bien exposée au cœur d’une église. Devant l’appareil et le studio aménagé dans les prisons, les langues se délient, les larmes coulent, la dignité revient dans les regards. En parcourant les centres pénitenciers pour femmes de France, la photographe livre un poignant recueil de textes et d’images sur la réalité du monde carcéral.
Lebohang Kganye, Grand Prix Images Vevey, mêle quant à elle la photographie et le théâtre pour livrer un travail original sur la mémoire familiale et collective. L’artiste sud-africaine a créé pour le festival une ingénieuse installation à la façon des livres pop-up, qui, lorsqu’on les ouvre, découvrent des scènes en trois dimensions. L’artiste se met en scène dans ces décors formés par des images découpées. L’assemblage s’ouvre et se ferme au rythme du mécanisme, créant aussi un jeu d’ombres. Les scènes sont inspirées du récit post-apocalyptique de l’écrivain malawite Muthi Nhlema, intitulé Ta O’Reva. Dans une Afrique du Sud décimée par un virus – la nouvelle a été écrite avant la pandémie de Covid – Nelson Mandela revient pour sauver le pays. Entre récit personnel et mémoire collective, Lebohang Kganye poursuit sa réflexion sur le souvenir et l’identité dans le grand théâtre du monde.
Elle aussi représente la jeune et talentueuse génération de la photographie africaine : Gosette Lubondo explore le passé colonial de son pays, la République démocratique du Congo. Dans une école érigée en 1936 par les missionnaires chrétiens et abandonnée dans les années 1970, la photographe rejoue les partitions de l’Histoire. La voilà institutrice devant des élèves en uniforme, dont le montage les rend transparents, comme des fantômes qui reviennent habiter les lieux.
Festival hors-cadre
Images Vevey ne serait pas ce qu’il est sans ses installations en plein air, géantes, ludiques et parfois farfelues. Dès l’arrivée à la gare, c’est une toile de 500 m2 d’une photographie du Dôme de Milan qui happe le visiteur. Cela faisait des années que Stefano Stoll, directeur tout feu tout flamme du festival, cherchait à faire venir Thomas Struth. Le célèbre et convoité photographe allemand a adoré le concept de ces installations monumentales dans la ville. Un laboratoire du CERN (Centre européen de recherche nucléaire), une impressionnante vue d’un boulevard new yorkais, un parc d’attractions… Images Vevey tape dans l’œil du passant façon extra large et prend pleine possession de la ville.
L’artiste Erik Kessels a ainsi imaginé une partie de football géante avec ses archives de joueurs de la ligue anglaise où le ballon a été effacé. Autour et sous les grandes toiles de cette danse sans balle s’improvise une partie de football – un véritable terrain avec des cages a été créé – et le joueur devient ainsi acteur de l’œuvre. C’est aussi ce que le Belge Vincen Beeckman a imaginé en créant un véritable minigolf à partir des images de terrains pris en photo dans le monde entier.
En témoignent aussi ces affiches de campagnes placardées dans les rues et en format géant sur la grand place. Daniel Mayrit incarne ce vrai-faux candidat populiste dont il tire l’inspiration auprès de politiques comme Donald Trump, Marine Le Pen, Bernie Sanders ou encore Jean-Luc Mélenchon. L’artiste espagnol se met en scène dans des montages, en Une du magazine Time, bras-dessus bras-dessous avec Kim Kardashian et Kanye West et même adressant une chaleureuse accolade au pape. Méfiez-vous du pouvoir de l’image, nous prévient Images Vevey, l’œil décidément bien ouvert.
Festival Images Vevey, Suisse, jusqu’au 25 septembre 2022.