Du 16 au 19 novembre 2023, BASE Milano accueillait de nouveau le festival PhotoVogue. Cette 8ème édition, intitulée What Make Us Human ? Image in the Age of A.I., examinait la relation entre l’éthique et l’esthétique dans la production photographique. Après le succès d’une édition 2022 autour de l’omniprésence des images et de leur influence sur notre capacité à comprendre le monde qui nous entoure, l’événement de cette année accueillait 7 expositions et un forum de 3 jours, avec des experts internationaux dans le domaine de la technologie et de l’intelligence artificielle.
L’artiste et designer Refik Anadol a inauguré le festival avec une conférence sur le rôle des données dans sa pratique interdisciplinaire. Fred Ritchin, le doyen émérite de l’école de l’International Center of Photography (ICP) de New York a aussi présenté au public un aperçu alarmant des risques associés à la création d’images synthétiques, en termes de crédibilité du médium photographique et de révisionnisme historique.
« Pour le photojournalisme, c’est une perte de réalité. Et si vous n’avez pas de réalité, vous ne pouvez pas avoir de démocratie, parce que vous ne savez jamais ce qui se passe réellement. Généralement, ce qui se passe ensuite, c’est que la dictature l’emporte. Pour l’art, la mode et la science, l’IA peut faire des choses incroyables et merveilleuses. Mais il faut aussi faire attention au vocabulaire. La photographie par l’IA n’existe pas, ce n’est pas de la photographie, c’est de l’imagerie de synthèse. Si nous appelons cela de la photographie, nous sommes paresseux et nous nous trompons », a déclaré Ritchin lors de la conférence de presse d’ouverture du festival.
Selon l’ancien éditeur photo du New York Times Magazine, les images ont toujours été un miroir fidèle de la réalité qui permettait aux gens de prendre conscience de ce qui se passait dans le monde. « Le conflit israélo-palestinien actuel est le plus médiatisé de l’histoire, mais aussi celui que nous connaissons le moins bien, alors que nous nous efforçons de distinguer le vrai du faux. »
Bienvenue dans la réalité virtuelle
Les expositions « Uncunny Atlas : L’image à l’ère de l’IA » et « Eternal Loops» , en collaboration avec la plateforme Fellowship, font état des avancées les plus étonnantes – et parfois troublantes – dans le monde de la technologie. À une époque où de nombreux aspects de la vie humaine sont consommés en ligne, la photographie évolue également vers une dimension de plus en plus virtuelle, où les frontières s’estompent et où de nouveaux récits émergent.
C’est le cas du projet « Exhibit-AI », qui donne la parole à des centaines de réfugiés ayant subi des violences psychologiques, physiques et verbales dans les camps de détention australiens. Les images sont générées de manière synthétique car l’accès des journalistes et du matériel vidéo sur les îles de Nauru et de Manus est sévèrement restreint.
Un travail similaire a été présenté par Michael Christopher Brown, « l’un des plus grands photojournalistes vivants », selon la commissaire Chiara Bardelli Nonino. Si sa série réalisée entièrement à l’iPhone lors de son reportage sur la révolution libyenne, le projet de Christopher Brown, « 90 miles », a également a suscité un vif débat. « 90 miles » raconte le plus grand exode de Cuba vers la Floride en images artificielles.
L’exposition « Uncanny Atlas » met elle aussi en évidence les risques de la technologie, tels que la prolifération des fake news et des deepfakes. Rien de nouveau dans l’histoire de la photographie, mais un phénomène toujours difficile à identifier, selon Paolo Bestagni, professeur adjoint au laboratoire de traitement des images et du son de l’École polytechnique de Milan. Comme il l’a expliqué dans son exposé sur les méthodes permettant d’endiguer la propagation des images fausses et trompeuses, le seul outil fiable à ce jour est la criminalistique numérique.
Chaque image a son propre historique numérique, un ensemble d’informations liées au type d’appareil photo utilisé, au capteur et à la séquence de traitement à laquelle chaque image est soumise : lorsque les images sont manipulées numériquement, ces caractéristiques sont modifiées ou effacées, ce qui permet aux algorithmes de criminalistique numérique de détecter les fausses images.
Beauté numérique
PhotoVogue a également accordé cette année une large place au thème de la beauté à travers trois expositions : « What is Beauty? », « What is Beauty? A.I. », et « Spanish Women: a Contemporary Portrait of Strength and Beauty ». Cette dernière étant le résultat de l’appel à projet inauguré par PhotoVogue en Espagne, en collaboration avec PHotoESPAÑA.
Célébration vivante et authentique de la diversité, « What is Beauty? » exposait les clichés de 40 artistes internationaux. Un hommage aux traditions et à l’iconographie latines par les portraits colorés de femmes africaines de Sarfo Emmanel Annor, ou ceux de Luisa Lauxen Dörr et Irina Werning. Mais aussi une véritable représentation des corps et de leurs différences, de la malformation physique au handicap. « What is Beauty? A.I. » a quant à elle mis en évidence les biais de la génération d’images par la technologie, mais aussi les biais humains à travers lesquels nous voyons les autres et nous-mêmes. « The Extreme Selfie » d’Andrea Baioni, présente ainsi une vaste collection de données sur la dysmorphie du moi.
Jusqu’où iront les machines ?
Les projets exposés dans cette section – certains surréalistes, d’autres hyperréalistes – ont soulevé de grandes questions sur l’avenir de l’art et le rôle de l’artiste. Le photographe Guido Castagnoli, exposé avec « The Garden of Eden » – répond à la question ainsi : « Lorsque la photographie est arrivée en 1820, elle s’est attiré les foudres des peintres et a mis du temps à être acceptée. Récemment, un juge américain a estimé que les images générées par IA ne pouvaient être protégées par le droit d’auteur, car il n’y a pas de paternité de l’œuvre. Mais si l’on y réfléchit bien, l’appareil photo est aussi une machine, le photographe choisit simplement les sujets. J’aime voir l’IA comme un outil, et non comme quelque chose que la machine fait de manière indépendante, car le choix final appartient toujours aux humains. »
La propriété intellectuelle et les droits d’auteur sont des domaines obscurs que les gouvernements s’efforcent de réglementer. Jusqu’à présent, l’Union européenne est le seul endroit au monde à avoir élaboré une loi complète sur l’IA, appelée « EU AI Act ». Au cours de la conférence intitulée « Intelligence artificielle, éthique et droit : la réglementation européenne peut-elle protéger l’humanité ? », Guido Noto La Diega, avocat italien et membre du groupe d’experts de la Commission européenne sur l’IA et les données dans l’éducation et le commerce, a exposé les principales conditions à remplir pour qu’un système d’IA soit éthique, en mettant l’accent sur les questions de propriété intellectuelle : « La transparence signifie qu’il faut demander quel type de données a été utilisé pour entraîner la machine qui a créé prétendument automatiquement ces belles images. Car il y a de fortes chances qu’elle ait été entraînée par des contenus protégés par le droit d’auteur, et que personne n’ait rémunéré l’auteur pour cette activité, ni même demandé sa permission. »
Entre débats philosophiques et questions techniques, le festival PhotoVogue s’est affirmé comme plateforme hybride de découverte, de réflexion et de divertissement, où la photographie n’est pas seulement une fenêtre sur le monde, mais aussi lieu de rencontres.
Une valeur plus que jamais essentielle aujourd’hui selon la directrice Alessia Glaviano : « Nous avons dit un jour que les êtres humains se distinguaient des animaux par leur rationalité et leur capacité à faire des calculs. Maintenant que les machines sont devenues bien meilleures que nous dans ce domaine, on assiste à un retour à la sphère émotionnelle. Mais quand les machines deviendront-elles des personnes morales ? Les machines peuvent-elles souffrir ? Ont-elles une conscience de soi ? Qu’est-ce que la conscience de soi ? Peut-être qu’une définition unique et exhaustive de l’humanité n’existe pas encore, mais il est certainement de notre devoir de trouver notre propre interprétation et d’essayer de nous comporter en conséquence. »