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Figer la route

Figer la route est le journal de bord d’un navire bien modeste : une Clio 2. Antoine et Victorine s’embarquent depuis Paris dans un voyage vers l’Orient. Des rues d’Istanbul jusqu’aux rives du lac de Van en Turquie, ils offrent un dialogue poétique entre texte et photographie.

Istanbul – Kadıköy – Turquie 

Un café au lait, une table de bois noir, un chat roux, il fait la sieste, les yeux mi-clos, étalé sur une chaise. Victorine bosse. Une main devant la bouche, l’autre pianote sur le clavier de son ordinateur. Les bruits de la rue se mêlent à la musique électro du café à travers deux grandes portes ouvertes sur le soleil. Un camion passe. En sortent des chants en l’honneur d’un parti. Bleu Erdogan, rouge pour l’opposition. Les élections ont lieu dans dix jours. Attablés, les Turcs lisent, écrivent, discutent devant leurs thés roux et leurs cafés noirs.

Voilà dix jours déjà que nous sommes sur les routes. Les trois mille kilomètres ont été avalés d’une traite depuis Paris. Istanbul nous accueille à bras ouvert. Ce trait d’union entre l’Europe et l’Asie, coupé par le Bosphore, vibre d’une vie intense rythmée par le son rauque de la corne des « Vapurs » qui font la navette entre les deux rives. 

Depuis Istanbul nous ne savons pas trop où partir encore. D’abord la mer Noire, qui nous rappelle les images des photographes Vanessa Winship et Matthieu Chazal. Ensuite nous verrons bien.

Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse
Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse/Collectif Hors Format
Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse
Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse/Collectif Hors-Format

Mer Noire 

Après les rives industrieuses de la mer de Marmara, bondées de bateaux containers attendant patiemment leurs tours pour entrer au port ou traverser le détroit, la mer Noire semble bien vide. Ses rives d’un vert sombre, bordées de forêts de hêtres et de chênes nous rappellent l’Europe. Un problème se pose rapidement : nous ne savons plus où aller. Suivre la côte à l’est ? Redescendre vers le sud ? Il manque un but, une ligne directrice pour nous aider à avancer. 

Pas si facile d’errer. On se perd plus vite qu’on ne le croit. Tel un navire sans cap, on dérive. Sur la mer grise, un phare s’avance. Perdu comme nous, il veille sur les nuits des marins. C’est bon pour les poètes et les bateaux ivres l’errance. C’est beau sur le papier. Mais sur les routes, aux intersections, on perd pied. Vers où aller ? Pourquoi ?

Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse
Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse/Collectif Hors Format

Bolu 

C’est en parcourant les livres de Yaçar Kemal, le célèbre romancier turc, que l’idée est venue d’elle-même : les Dengbêjs. L’homme, d’origine Kurde l’affirme : « Je viens d’une famille de brigands et de poètes errants ». Qui sont-ils, d’où viennent-ils ? Ce sont les mêmes traditions qui ont porté les histoires d’Achille, et de Patrocle au temps des Grecs, ou plus près de chez nous, celle de Roland et d’Olivier. Des bardes, des aèdes. Des hommes qui, générations après générations, se transmettent, à l’oral, au cœur des montagnes d’Anatolie, des épopées, des chants d’amours, des poèmes composés de milliers de vers. 

Aujourd’hui, nous avons décidé d’aller à leurs rencontres. Pour cela, il faudra rejoindre les régions kurdes du pays, au sud-est. Notre cap est fixé.

Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse
Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse/Collectif Hors-Format

Montagnes de Kibriscik

La route serpente comme une rivière grise filant à travers les pins épais. L’air est humide.

Une odeur de fleurs entêtante envahit la montagne, s’infiltre par les vitres entrouvertes. Sur les plateaux d’herbes rases, des villages de bois et de tôles. Un homme, casquette blanche, basané et édenté, conduit ses vaches du bout de son bâton. On s’arrête. On essaie de discuter. Les mains tournent, impuissantes. Les mots se perdent. Langage de sourds. On ne saisit pas un traître mot. L’anglais, la langue franche de notre temps, n’a pas atteint les recoins plissés du pays. On repart.

On se sent un peu perdu sur ces routes de Turquie, comme l’écrivain polonais Kapuscinski débarquant en Inde, impuissants face à un monde avec lequel on ne peut partager que des sourires et des gestes.  « Je me sentais soudain pris au piège, bloqué. Bloqué par la langue qui m’apparaissait comme une barrière matérielle, physique, une muraille entravant toute progression, m’isolant du monde, m’empêchant d’y accéder. » (Extrait de Mes voyages avec Hérodote de Ryszard Kapuscinski.)

Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse
Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse/Collectif Hors Format
Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse
Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse/Collectif Hors-Format

Ankara 

Ankara. Arrivée depuis les hauteurs. La capitale. L’un de ces êtres de bétons qui font les marqueurs de notre civilisation. À l’approche du cœur de la ville, la Clio s’embourbe dans les flots de la deux fois six voies. Ça double à droite, à gauche, ça s’agite d’un côté, ça klaxonne de l’autre. Je me demande si l’on arrivera à entrer.

Askharai 

Dans la chaleur cuisante des nuits d’Aksaray, une petite famille suit les élections sur le pas de leur boutique de poterie (une des spécialités de la ville). Victorine souhaite les photographier. L’instant d’après, nous voilà attablés avec eux, un verre de thé à la pomme dans la main. En Orient, l’hospitalité est une valeur sacrée. On nous raconte la crise et la fierté d’être Turc. Sur les hauts plateaux d’Anatolie, Erdogan est un champion qui a rendu sa dignité au pays, qui l’a modernisé. Ce soir, contre toute attente, le président sortant fait près de 49%.

Des hommes se balladent dans une rue commerçante. Le 26 mai 2023, Kurdistan turc, Turquie. © Victorine Alisse
Des hommes se balladent dans une rue commerçante. Le 26 mai 2023, Kurdistan turc, Turquie. © Victorine Alisse/Collectif Hors-Format
Une habitatation dans la ville kurde de Hakkari. Le 23 mai 2023. Le 23 mai 2023, Turquie.
Une habitatation dans la ville kurde de Hakkari. Le 23 mai 2023. Le 23 mai 2023, Turquie. © Victorine Alisse/Collectif Hors-Format
Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse
Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse/Collectif Hors-Format

Sur la route de la Cappadoce 

La route, les pieds en l’air. Pas d’ennui. Un livre à la main. La clim crapote. Vitres entrouvertes. Victorine lit, je conduis. Les montagnes arides sont gravies avec peine, le moteur ronronne, mais la Clio tient. On voyage avec Samuel Forey et Les aurores incertaines. C’est torturé, sincère, on s’y retrouve. 

Nemrut Dağı 

Du haut des montagnes, quatre statues assises en majesté contemplent la plaine. Le paysage a dû bien changer depuis 2 000 ans. L’aurore, fébrile, souffle sur les ombres froides de la nuit. Les lacs flamboient, rouges comme le ciel à l’est. Bras géants du barrage Atatürk.

Nous avons décidé de faire un détour par le Nemrut Dağı, le célèbre tombeau du roi Antiochos. C’est au milieu de la nuit, que nous avons rejoint un petit hôtel perdu dans les montagnes. Le propriétaire, un grand homme épais, nous invite à boire un thé malgré l’heure tardive. Lorsque nous lui demandons si nous avons franchi les frontières du Kurdistan, il nous regarde d’un air narquois. « Les régions sont kurdes, mais il n’y a pas de Kurdistan ici. » 

Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse
Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse/Collectif Hors-Format
Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse
Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse/Collectif Hors-Format

Sur la route pour Diyarbakir 

Il est des soirs d’étés où le ciel, limpide, vous happe dans son immensité. Les campagnes de Diyarbakir sont de cette trempe-là. Habitées. Les épis de blé, fragiles, frémissent en ondées sous les caresses du soleil. Les martinets et les hirondelles filent comme des étoiles noires lancées au-dessus de la route. Des odeurs chaudes s’enfilent par les fenêtres. Là-bas, un homme est sur son tracteur. On se gare pour lui laisser la place, il remercie des mains, d’un geste jovial. Victorine prend sa photo, il en rit. 

Plus loin, à l’ombre des arbres fruitiers, une femme, un foulard blanc sur la tête, fait une sieste adossée à un tronc. Partout, des moutons, et le sourire de leurs bergers. Ils se balancent en troupes compactes, investissent la route et les chemins, dirigés par le bâton habile de leurs maîtres. Dans les villages, de fragiles amas de pierres et de tôles, les enfants courent, jouent et se poursuivent, animés de cette même vie que la campagne qui les entoure. Dans le temps, chez nous aussi, ce devait être ça le printemps.

Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse
Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse/Victorine Alisse/Collectif Hors-Format

En allant vers le lac de Van

Victorine essaie de saisir des images comme autant de moments flous depuis la vitre de la Clio. Figer la route. Capter des instants de grâce, d’étonnement, de tendresse. Des gamins, sourires aux lèvres, mangent leurs glaces en attendant le bus. Des hommes en costumes, le regard serré. Un berger fait tournoyer son bâton au-dessus de sa tête comme une hélice, ses moutons trottent devant lui, l’un tire la patte. Des ouvriers à l’arrière d’un camion, pensifs, tête basse. Tout un univers à observer, le temps d’une seconde. 

Voilà quatre jours maintenant, que nous cherchons à rencontrer les Dengbêjs dans les régions Kurdes. Le reportage nous ouvre les portes d’un monde nouveau. C’est le prétexte idéal pour aller à la rencontre des habitants. Cependant, les Kurdes de Turquie n’ont pas la vie facile. Et le Dengbêj, lui, a disparu avec le monde rural qu’il représentait. 

Partout, on retrouve les traces fébriles de ce monde ancien. Arrêtez-vous dans un café ou dans une échoppe et demandez au gérant s’il connaît un Dengbêj. Quelques minutes après, le temps d’un rapide coup de fil, un homme âgé est devant vous. Un homme à la voix chevrotante qui transperce l’espace et rassemble les hommes autour de lui. 

Un vendeur de roses au Kurdisan turc. Le 21 mai 2023, Turquie. © Victorine Alisse
Un vendeur de roses au Kurdisan turc. Le 21 mai 2023, Turquie. © Victorine Alisse/Collectif Hors-Format

À Güroymak nous avons rencontré Alistar. Vieil homme au regard limpide qui nous laisse un mot tout simple : le Dengbêjilik, c’est la vie. Une femme nous raconte son histoire, mariée de force à douze ans, elle est devenue Dengbêj pour atténuer sa peine. À Diyarbakir, un homme à la peau tannée et au tambour rouge comme une lune de sang. Son père était un poète errant. Il allait de village en village délivrant ses poèmes, tout comme lui, jusqu’à ce qu’il se fasse happer par la ville. Cendres fumantes d’un feu déjà éteint, ils sont les derniers représentants d’un âge disparu. Tous le disent, la pratique n’est plus ce qu’elle était, et le Dengbêj a perdu la place qu’il avait dans la société. Ils n’ont pas d’élèves. Les aghas (chefs) qui les entretenaient ont disparu. Les villages aussi, emportés par un exode rural massif, ou même parfois détruits par l’État dans le cadre de la lutte contre le PKK.

Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse
Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse/Collectif Hors-Format

Hakkari 

Au sud de Van, la présence militaire s’intensifie soudain. À tous les carrefours ou presque, un checkpoint. Les militaires contrôlent les passeports. « C’est à cause de la frontière », nous dit-on. Ce que l’on ne nous dit pas, c’est que les montagnes sont les refuges des soldats du PKK. Le Parti des travailleurs du Kurdistan, fondé en 1978 dans la région de Diyarbakir. Son ombre hante les reliefs rocailleux et les paroles des habitants.

Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse
Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse/Collectif Hors-Format

Sur la route de Sofia – Bulgarie

Je ramène Victorine à Sofia. Elle doit rentrer en France. Elle a choisi le bus. 30 heures.

« Tu sais, c’est déjà fini et j’ai l’impression que le voyage commence à peine… », me confie-t-elle.  

Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse
Reportage Kurdistan Turc, Sur la trace des poètes errants © Victorine Alisse/Collectif Hors Format

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