L’exposition « Frank Horvat. Paris, le monde, la mode » raconte la genèse d’un créateur qui décontenance par sa capacité à jouer sur tous les fronts. À travers 170 tirages et 70 documents d’archives, la commissaire Virginie Chardin propose une immersion au Jeu de Paume à Paris au sein des quinze premières années d’une carrière exceptionnelle, celle d’un original qui se définissait comme le moins connu des photographes célèbres. Un homme qui semble avoir utilisé la mode comme un prétexte pour inventer, toujours.
Itinéraire d’un enfant curieux
Frank Horvat est un enfant du XXe siècle. Il est issu de la génération qui grandit pendant la Seconde Guerre mondiale. Sauf qu’il la vit depuis la Suisse, à distance, sans la voir. Sa fille, Fiammetta, confie qu’il était difficile pour lui d’avancer avec le sentiment coupable d’avoir « confortablement » traversé cette période, un sentiment construit dans l’attente et qui a probablement contribué à lui donner l’envie d’explorer, être le témoin d’une époque et d’un monde dans lequel il n’aura de cesse de voyager. Peut-être, comme tous les exilés, est-il à la recherche d’un sentiment d’appartenance.
En 1950, Frank Horvat a 22 ans. La photographie est un passe-temps sérieux avec lequel il documente depuis quelques années sa vie de bohème, ses voyages et ses amours. L’idée que cela puisse devenir son métier fait son chemin et une rencontre non fortuite avec le « maître » Henri Cartier-Bresson, l’incite à poursuivre ce dessein « le cœur, la tête et l’œil sur une même ligne de mire ».
Il raconte dans une autobiographie non publiée : « Pour Henri Cartier-Bresson, être photographe était un peu comme autrefois entrer dans les ordres. » Côté Frank Horvat, le modus operandi diffère. Il entre dans sa propre quête du temps et des souvenirs. Désormais armé d’un Leica, il approfondit les codes du photoreportage pour, plus tard, mieux s’en affranchir, ou plutôt, mieux les détourner.
En 1952, il effectue un voyage initiatique en Inde et au Pakistan. L’explorateur part sans billet de retour, sans filet de sécurité, mais parvient à faire publier ses photographies. Cette reconnaissance se concrétise par un premier temps fort : sa participation à l’exposition fondatrice The Family of Man au MoMA de New York en 1955. L’image exposée est celle d’une mariée pakistanaise qui se reflète dans un miroir alors que son mari la découvre pour la première fois, une tradition rarement illustrée. Le jeu de regards, tel qu’il s’opère dans cette photographie, deviendra sa signature. C’est le début de la célébrité, il publie dans Life et obtient un contrat avec l’agence new-yorkaise Black Star.
Horvat s’installe à Londres puis à Paris où il réalise une série sur la prostitution et le cabaret de strip-tease Le Sphynx. Il ne peut y entrer qu’une seule fois, les clichés en sont d’autant plus précieux. A nouveau, ce qui caractérise son approche c’est que plutôt de se concentrer sur les strip-teaseuses, il saisit la solitude de l’homme à sa table avec une bouteille de champagne, spectateur désabusé. De la même manière, il saisit le regard de Sagan a moitié cachée dans sa loge ou Coco Chanel observant son défilé depuis la sortie de secours. Bis repetita.
Un grand tournant le guette. Ses photos de Paris au téléobjectif sont publiées dans Camera. William Klein le repère et l’introduit auprès de Jacques Moutin, directeur artistique du Jardins des Modes. C’est le début d’une nouvelle ère. Frank Horvat commence à travailler dans la mode. Il pénètre une galaxie pétrie de codes et de contradictions, un univers de commande et de contraintes, un monde futile, un environnement qui le complexe et accentue encore la distance avec Henri Cartier-Bresson et ses pairs rigoristes. « C’est ainsi que sans le vouloir je suis devenu photographe de mode », chronique le jeune téméraire.
Il transpose dans ce milieu ses expérimentations, son apprentissage de la composition et déploie son style. Sans surprise, il excelle dans l’exercice et devient un photographe à succès, un rôle en contraste avec sa personnalité de misanthrope commente sa fille Fiammetta. Un rôle qu’il interroge. Lorsqu’on le complimente pour la mythique photographie réalisée pour Givenchy il confie dans son journal : « C’est comme si quelqu’un me disait qu’il est venu à Paris pour voir la Tour Eiffel. » Caustique.
Le Grand Tour
Au-delà d’un train de vie aisé et de clichés qui font le tour du monde, Frank Horvat aspire à plus. Il brigue quelque chose d’intime. La mode n’est qu’un moyen, pas une fin. Ses aspirations à rejoindre l’agence Magnum l’ont contraint à choisir entre le photoreportage et la mode, il décide de ne pas choisir. Et dès qu’il le peut, il s’échappe.
En 1962, il part faire son Grand Tour (version hors Europe) : le Caire, Tel Aviv, Calcutta, Sydney, Bangkok, Hong Kong, Tokyo, Los Angeles, New York, Caracas, Rio ou encore Dakar. Ce travail porte sa marque, il déroute par sa subtilité. On comprend qu’il vit sa recherche à l’échelle monde comme une quête. Une quête de l’instant, du moment où quelque chose passe sous ses yeux, d’univers si lointains, si fantasmés, qu’il parvient à rapprocher.
Les photographies de cette période sont très peu montrées sur le moment, parce que la presse de reportage est en pleine crise. Ses photos témoignent d’une douceur et d’une empathie troublante pour ses sujets. C’est son dernier travail documentaire. La photographie d’une jeune hôtesse, dans un bar de marin à Calcutta le soir de Noël raconte peut-être un peu sa propre solitude, commente Virginie Chardin.
La méthode d’un obsessionnel
Quelques témoignages de mannequins racontent une approche austère des shootings, dans le silence et la rigueur. Cela ne l’empêche pas de parvenir à une forme de complicité. Mais les consignes sont claires. Fini le maquillage excessif et les poses stéréotypées, chaque objet, chaque détail compte. Et surtout, il travaille avec des modèles iconoclastes comme Nico ou Anna Karina. Les mises en scène sophistiquées et les personnalités fortes rompent avec les attendus. Il adopte aussi la couleur avant l’heure, comme il le fait plus tard avec le numérique. Ce féru d’innovation achète un ordinateur dès 1982 ou développe en 2012 – à l’âge de 84 ans – sa propre application pour Ipad.
« Si le photojournalisme montre les choses telles qu’elles sont, la photo de mode les montre comme on voudrait qu’elles soient », suggère-t-il dans une formule pleine de sous-entendus. Son travail prend une dimension internationale : il travaille avec Vogue ou Harper’s Bazaar, s’affichant aux côtés d’Irving Penn ou Richard Avedon. Il s’amuse, introduit des éléments nouveaux telle Agnès Varda assise au second plan, s’invite dans des lieux inhabituels ou transforme les mannequins en Kodak Girl jouant avec leurs appareils.
Lorsqu’il photographie, Frank Horvat traduit une idée, son interprétation des choses. Devenu maître de la composition, il instaure plusieurs niveaux de lecture et multiplie les angles. L’exposition permet d’appréhender ses différentes approches et d’y déceler a minima un dénominateur commun : l’ambiguïté, la proximité qu’il entretient avec ses modèles.
Sa méthode et sa rigueur se traduisent aussi dans un travail d’archivage savamment mené pendant 20 ans (il allait jusqu’à imprimer ses emails). Ce polyglotte est un lecteur assidu de Dante, Shakespeare, Baudelaire ou Rilke mais aussi féru de la psychologie d’Alfred Adler. Il conduit une démarche réflexive inhabituelle et se tient très au courant. On sent dans son héritage comme une urgence de se définir, de clarifier le rôle de la photographie. Il lègue d’ailleurs de nombreux entretiens avec ses pairs et une collection unique qui constitue son propre « musée imaginaire », comme un chantier fou pour comprendre les grands artistes portés par une réflexion sur soi, sur l’histoire et sur le médium photographique.
Les débuts d’un jeune moderne
L’exposition du Jeu de Paume raconte les débuts d’un jeune moderne, ses expériences fondatrices. On y perçoit un artiste inspiré, méticuleux, parfois cérébral. Un personnage entier, un coureur, un impatient de vivre et de comprendre. Ce marginal a compris les codes tout en proposant des variantes crédibles. Sa fille confie dans un sourire « son journal intime, ça ressemble à la Thora » une existence pleine de tournants, illustrée par de petits personnages inventés.
L’exposition s’arrête en 1965. Frank Horvat n’a que 37 ans. Il lui reste soixante ans à vivre. Et si l’exposition dévoile certaines facettes, on devine encore beaucoup d’inexploré chez cet homme pour qui la mode n’a été qu’un alibi. Fuyant les subterfuges, il n’a semble-t-il jamais eu peur des grands virages. « Photography is the art of not pushing the button », retrouve-t-on en exergue de son site Internet, toujours un pas de côté.
Exposition « Frank Horvat, Paris, le monde, la mode », au Jeu De Paume. 1, place de la Concorde. 75001 Paris. Du mardi au dimanche de 11h à 19h.