Peu de photographes ont été formés par Garry Winogrand, Roy DeCarva et Joel Meyerowitz. Ils sont rares aussi ceux qui ont parcouru les Etats-Unis en compagnie de Wynton Marsalis. Sa première photographie a été prise à la Marche sur Washington pour l’emploi et la liberté du 28 août 1963, il a été le photographe attitré du Jazz at Lincoln Center, a parcouru l’Afrique, Cuba et l’Amérique du Sud. Voilà de quoi se faire une idée du parcours exceptionnel de Frank Stewart.
Comme le souligne Mary Schmidt Campbell, présidente émérite de Spelman College, dans son introduction au livre Nexus : « Regarder une photographie de Frank Stewart, c’est regarder une image qui semble familière. Stewart arrive à créer une sensation d’intimité et de familiarité, comme s’il connaissait intimement chaque personne photographiée, comme si elles étaient des membres de notre famille. »
Depuis les années 1960, Stewart a réalisé des photographies spontanées et sensibles de la culture afro-américaine sous toutes ses formes, de l’art à la cuisine, en passant par la danse, la musique, les rituels et surtout le jazz. Il a aussi parcouru l’Afrique, les Caraïbes, l’Europe et l’Asie, faisant connaître au monde entier la vie des Noirs et leur culture.
Photographe voyageur
Depuis son enfance, Stewart s’est toujours senti à l’aise dans la peau d’un voyageur. Il raconte son histoire dans une interview avec Ruth Fine, ancienne conservatrice des projets spéciaux à la National Gallery of Art.
« Tout ce dont j’avais besoin, c’était d’un lit et de quelque chose à manger. L’essentiel était que je sois indépendant. C’est cette enfance nomade qui a fait que je me sens à l’aise sur la route, à présent. Mes parents avaient de multiples partenaires et changeaient fréquemment de style de vie : j’ai été placé dans des familles d’accueil, j’ai vécu chez des membres de la famille, des amis et des inconnus. Dès que j’ai quitté l’école, j’ai trouvé un job itinérant avec Ahmad FJamal (NDLR. pianiste et un compositeur de jazz américain) qui m’a conduit sur la côte Ouest et m’a permis d’explorer différentes villes. »
Stewart est né à Nashville en 1949. Ses parents, Dorothy Jean Lewis Stewart, surnommée « Dotty », et Frank Lehman Stewart Sr., s’étaient rencontrés à l’université. Ils divorcent lorsque Stewart a environ un an, et son père déménage, tandis que lui et sa mère restent à Nashville.
Quand Dotty s’installe à New York pour poursuivre une carrière de mannequin et de danseuse, Stewart déménage à Memphis chez sa grand-mère et son arrière-grand-mère. Mais après trois ans, il part vivre à New York, à Harlem plus précisément, chez sa mère et son nouveau beau-père, Phineas Newborn Jr., un pianiste de jazz. Newborn emmène souvent Stewart avec lui dans les clubs de jazz de la ville où il travaille, notamment le Birdland, le Five Spot et le Village Vanguard. C’est là qu’il va rencontrer de nombreuses légendes du jazz, telles que Count Basie, Miles Davis et Roy Haynes.
Lorsque sa mère et Newborn se séparent, Stewart part vivre à Chicago avec son père. C’est là qu’il découvre la photographie et le photojournalisme, mais ses contacts ne joueront que plus tard un rôle dans sa vie.
Les premiers reportages
A Chicago, il se lie d’amitié avec Lewis Sengstacke, le frère cadet du photojournaliste Robert Sengstacke. La famille Sengstacke est propriétaire de plusieurs journaux afro-américains importants, dont le Chicago Defender et le Tri-State Defender, qui couvrent l’Arkansas, le Mississippi et le Tennessee. C’est Lewis qui présente Stewart au jeune photojournaliste John Simmons. Ils resteront amis toute leur vie.
Mais c’est lors de la Marche sur Washington pour l’emploi et la liberté qu’il prend ses premières photographies. Stewart emprunte l’appareil photo Kodak Brownie de sa mère, et fait développer et tirer ses photos dans une droguerie locale.
« Déjà à l’époque, je pensais que c’était un moment fort qui devait être documenté. Que je devais le documenter. Je n’étais pas près de la scène, mais à gauche, et la foule était euphorique, tout semblait possible. C’était la première fois que je voyais une foule de Blancs et de Noirs ensemble. On pensait que tout allait changer. En 1963, avant la marche, il était impossible d’imaginer qu’il n’y aurait plus de ségrégation en Amérique. »
Ainsi Stewart devient photographe. Son parcours continue, tandis qu’il fait ses études à la Middle Tennessee State University. Son ami Simmons est alors étudiant à Fisk University à environ 40 kilomètres de là, à Nashville. Il est l’assistant de Bobby Sengstacke, un professeur de photographie à Fisk qui autorise Stewart à assister à ses cours en auditeur libre.
Il commence alors l’apprentissage de la photographie. Il rencontre Roy DeCarva à New York et étudie sous sa direction à la Cooper Union, ainsi qu’avec Jay Maisel, Joel Meyerowitz et d’autres membres éminents de l’établissement. Il suit également les cours d’été de Garry Winogrand à l’Art Institute de Chicago en 1972. Dans l’ouvrage, il évoque en ces termes Winogrand : « Il nous montrait que tout pouvait être photographié. Son travail m’a ouvert tout un monde de possibilités avec la manière dont il racontait des histoires, dont il utilisait le grand-angle, dont il décomposait l’espace… »
À travers le monde
Stewart ne cessera jamais de se déplacer. En 1974, il se rend pour la première fois en Afrique dans le cadre du programme d’études indépendantes de Cooper Union. Il couvre ensuite les tournées de musiciens de jazz aux États-Unis, et se rend pour la première fois à La Nouvelle-Orléans où il retournera souvent. Il photographie les conventions démocratiques en 1976 et 1980. Il travaille aussi comme photographe pour le United Negro College Fund pendant deux ans à la fin des années 70.
En 1984, il photographie les Jeux Olympiques d’été à Los Angeles. Puis, de 1993 à 2019, il est manager de tournée et photographe attitré du Jazz at Lincoln Center, voyageant aux quatre coins du monde avec les musiciens. En 2006, il se rend de nouveau à La Nouvelle-Orléans pour photographier les impacts à long terme de l’ouragan Katrina. Et en 2020, il documente les conséquences des feux de forêt à Washington, en Oregon et en Californie.
L’ouvrage Nexus retrace toute cette carrière de Stewart. Chaque chapitre explore un aspect de son travail, comme pour le jazz que le photographe a exploré et documenté toute sa vie. C’est la capacité de ce livre à rendre compte de toutes les facettes de l’œuvre de Stewart et des relations qu’elles entretiennent les unes avec les autres qui permet vraiment de contextualiser son travail.
L’œuvre de Stewart joue sur les oppositions. Sur une image, l’on voit trois musiciens se promener dans un cimetière à St. Louis, sur une autre, trois membres du Ku Klux Klan lors d’un rassemblement à Jackson, dans le Mississippi. Même chose pour le contraste entre la photographie d’un défilé festif et celle d’un homme criant sur Canal Street à New York, ou encore entre des portraits d’artistes et de musiciens dans leurs studios et ceux de la vie quotidienne au Ghana ou à Cuba.
Les relations intimes et subtiles entre les gens sont au cœur de l’art de Stewart, ce sont elles qui l’ont mené à la photographie. Même quand on ne voit personne sur l’image, la présence de la vie se fait sentir : en atteste les photographies de maisons inondées à la suite de l’ouragan Katrina et celles de bâtiments et de paysages dévastés par les incendies en Californie (voir son travail intitulé « California Fires Series »).
Dans une autre section de l’interview incluse au livre, Stewart expose ce qu’il dit à ses étudiants à propos de la photographie et de l’art, et ce qu’il a appris au cours de sa longue carrière.
Frank Stewart’s Nexus: An American Photographer’s Journey est publié par Rizzoli. L’ouvrage est disponible sur leur site web.
L’exposition sera présentée à Artis–Naples, au Baker Museum à Naples (Floride) du 14 octobre 2023 au 7 janvier 2024. Elle sera ensuite à l’affiche au Telfair Museums à Savannah (Géorgie) du 9 février au 12 mai 2024