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Gisèle Freund, best regards

Elles sont les héritières de Nadar, de Karl Blossfeldt, de Walter Benjamin. Leurs images ne cessent d’enrichir l’histoire mondiale de la photographie et nos regards impatients. Souvenirs de quelques rencontres plus ou moins magiques avec ces virtuoses de l’objectif, solistes du noir & blanc ou de la couleur, artistes fidèles à l’argentique ou totalement envoûtées par le numérique. Aujourd’hui : Gisèle Freund, l’apparition de l’espace littéraire.

Lorsque j’ai rencontré Gisèle Freund, en 1988, elle allait fêter ses 80 ans. J’étais venue chez elle, dans son appartement de la rue Lalande, à Paris, près du cimetière du Montparnasse. Elle portait un gilet rose fluo, elle avait évoqué avec enthousiasme les supra-conducteurs, tout ce qui était nouveau l’enchantait (« Je dévore tout ce qui concerne les inventions »). Ce qui m’avait frappée, outre sa voix d’alto et son élégance décontractée, c’est qu’elle ressemblait parfaitement à ses portraits. Elle n’avait pas l’air d’être une image, il n’y avait aucun décalage entre elle, en vrai, et sa reproduction sur papier. C’était une seule et unique personne, sans effet miroir, comme si, miraculeusement, elle avait échappé à l’idée même de copie, elle était inimitable, en tout cas, c’est ce que je croyais – et je le crois encore. 

Ce point de vue paraitrait anodin si Gisèle Freund (1908-2000) n’avait immortalisé, au long de sa vie d’aventures et d’engagements, quelques-uns des écrivains les plus connus des élèves du vingtième siècle, ainsi Simone de Beauvoir (assise sur un canapé rouge vif, en 1947) ou Colette, en 1939, travaillant au lit (ce qui paraissait une bonne raison de passer un bac littéraire). J’étais d’ailleurs là pour ça, la Vidéothèque de Paris exposait quelques-uns de ses célèbres portraits d’écrivains. Tous étaient très expressifs, même les plus vieux, comme si la famille régnante de la littérature, alors plus feutrée qu’aujourd’hui et moins débraillée, avait permis à ses auteurs, peut-être à cause de la couleur qui leur donnait meilleure mine, d’encadrer ouvertement leur solitude. Si vous étiez un écrivain « admiré ou estimé » par Gisèle Freund, bingo pour la photo, vous pouviez prétendre à intégrer son album. Lors de la prise de vues, de préférence chez eux, elle ne leur demandait « jamais de poser ou de faire tel geste », se contentant de les « guider parfois dans leur habillement. Évitez les costumes noirs, le noir rend les visages blêmes, ce n’est pas bon pour la vanité. » 

Ce qui l’intéressait ? « C’était le verbe : sa personnalité, ses idées. La photographie était un moyen de se rapprocher, pas de les surprendre. Si je devais parler d’écriture pour la photographie, je dirais qu’inconsciemment, Nadar m’a influencé. Lui aussi était attiré par les visages et les mains. »

Nadar, comme un héritage revendiqué par cette étudiante engagée, qui dût fuir Berlin et les nazis en 1933 ; « une Allemande de gauche » qui apporta au médium un regard perçant de sociologue qu’elle traduisit en 1936 en un ouvrage phare, La Photographie en France au dix-neuvième siècle, étude de sociologie et d’esthétique, édité par son amie libraire Adrienne Monnier (et réédité par Christian Bourgois en 2011). Elle y décrit sa fascination pour Nadar (1820-1910), « le premier à redécouvrir le visage humain par l’appareil photographique. L’objectif plonge dans l’intimité même de la physionomie. Ce que poursuit Nadar, ce n’est pas la beauté extérieure du visage ; il cherche surtout à faire ressortir l’expression caractéristique d’un homme. »

Nadar, donc, que Gisèle Freund a en quelque sorte supplanté, à la fois par cette couleur incroyablement pigmentée et cette proximité intellectuelle qu’elle a avec ses modèles. Non seulement elle a lu leurs livres, mais elle ne se laisse pas intimider par eux, elle ignore leur surmoi. Agathe Gaillard, qui l’a exposée dans sa galerie légendaire au printemps 1980, le résume à sa manière : « Elle aborde ses modèles, les grands écrivains, les grands artistes, sans cacher son admiration, elle leur tourne autour sans chercher à établir une relation personnelle, sans se mesurer à eux, comme s’ils étaient déjà une statue d’eux-mêmes et c’est bien cela qu’on voit sur les photos, leur statue définitive. Très souvent, quel que soit leur âge, elle a fixé leur image définitive » (Mémoires d’une galerieGallimard).

Mais qu’en disent les écrivains eux-mêmes ? Prenons le vénérable Philippe Sollers, très à l’aise avec sa représentation. Sollers ne dédaigne pas d’être photographié, il a même une « technique », laquelle consiste à se surexposer, et à penser « à des choses très précises quand on le photographie. À un air de musique, ou à une formule, ou à un poème, ou à un aphorisme, parce que je veux faire passer ça dans la photographie, comme un fluide. Il y a très peu de bons portraits de moi parce que je m’arrange aussi pour ça ! Je ne passe pas pour quelqu’un de sérieux, mais sous mes airs prêts à tout, j’ai mon jeu… » Gisèle Freund lui plaisait, qui adorait James Joyce (« il dégageait de la magie, elle oubliait ses appareils ») et Virginia Woolf ; « Gisèle était intarissable, un vrai bulldozer, elle vivait dans un état d’excitation. »

Si un silence étonné domine les portraits d’écrivains ou de peintreson retrouve cet « état d’excitation » dans les nombreux reportages signés Gisèle Freund. Par exemple, ceux que cette femme intrépide réalise en Amérique latine alors qu’elle appartient à l’agence Magnum, qui est loin d’être un abri féministe, elle y est la seule femme en 1947 et c’est Robert Capa qui l’en exclut en 1954, comme elle le confiera à Rauda Jamis dans un livre d’entretiens passionnant paru aux Éditions des femmes en 1991. On y suit son obstination à contrarier toute idée d’un destin tracé, sa détermination à être une femme libre, son exil, sa souffrance de se sentir « une étrangère » et sa joie d’obtenir enfin, en 1983, sa carte d’identité française, deux ans après avoir réalisé le portrait officiel de François Mitterrand, président de la République, dans la bibliothèque de l’Élysée.

Hors ma visite de l’hiver 1988, je n’ai pas revu Gisèle Freund. Depuis sa disparition, des livres ont paru sur son œuvre désormais conservée à l’IMEC. Je pense toujours à elle, à son écriture si rigoureuse, parfois même austère. Il est assez courant, de nos jours, de transformer les écrivains en mannequins fiers du poids de leurs livres. Plus qu’une faute de goût, j’y vois le peu de crédit accordé aux écrivains (et aux artistes, en général) devenus, le temps d’un cliché, l’ombre d’eux-mêmes.

Par Brigitte Ollier

Brigitte Ollier est une journaliste basée à Paris. Elle a travaillé durant plus de 30 ans au journal Libération, où elle a créé la rubrique « Photographie », et elle a écrit plusieurs livres sur quelques photographes mémorables.

Pour en savoir plus sur Gisèle Freund :
Le Monde et ma caméra (Denoël)
Mémoires de l’œil (Seuil) ;
Trois jours avec Joyceavec un avant-propos de Philippe Sollers (Denoël) ;
Gisèle Freund, l’œil frontière, Paris 1933-1940, sous la direction d’Olivier Corpet et de Catherine Thiek (coédité par IMEC/ Éditions de la RMN et du Grand Palais). 

Pour comprendre ce qu’est « un exercice d’admiration » :
Pour Roland Barthes, Chantal Thomas (Seuil), avec, en couverture de la collection Points Essais, un beau portrait de Barthes par Sophie Bassouls.

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