Vous connaissez tous, même sans le savoir, au moins un portrait réalisé par Gisèle Freund (1908-2000). Celui, officiel, de François Mitterrand en Chef d’Etat, assis dans la bibliothèque de l’Elysée, les lèvres pincées d’un mince sourire. Ceux de Frida Kahlo, superbe, et de Diego Rivera (« laid comme un pou ») devant ses fresques monumentales. Ou ce célèbre cliché d’André Malraux, « un être littéralement surdoué » d’après Gisèle Freund, saisi « cheveux dans le vent », regard intense et cigarette aux lèvres.
Le geste est familier pour Gisèle Freund. Sa thèse traitait déjà de la démocratisation du portrait dans la photographie (après la peinture) – une excentricité pour l’époque, la photographie n’ayant pas encore gagné ses galons de discipline artistique. Grande admiratrice de Félix Nadar et de son Panthéon de personnalités du 19e siècle – de Baudelaire à Sarah Bernhardt – Freund s’est mis en tête de créer sa propre galerie d’icônes : celles du Paris littéraire des années 1930. En couleur cette fois.
Loin des mondanités souvent associées à ce genre, et qui feront sa renommée, les premiers clichés de Gisèle Freund, issue d’une famille bourgeoise de Berlin, sont d’une toute autre nature. Etudiante en sociologie à Francfort, elle s’engage dans l’activisme politique de gauche et photographie son quotidien : ses professeurs, ses amis. Ensemble, ils distribuent des tracts, collent des affiches et participent aux manifestations communistes. Pendant le défilé du 1er mai 1931, elle capte cette citation inscrite sur une banderole : « Photographier est aussi une arme dans la lutte des classes ! »
Gisèle Freund en a-t-elle fait sa devise personnelle ? Bientôt, elle documente la montée du fascisme. Elle fige sur la pellicule ce salut nazi glaçant d’un groupe d’étudiants allemands. Et, dès 1933, la brutalité du Troisième Reich – elle photographie les corps tuméfiés de ses camarades de manifestation roués de coups par les nazis – qui la contraint à s’exiler en France. Juive, antifasciste, d’affinités communistes. Chacune de ces qualités était passible de mort. Gisèle Freund possède les trois.
Au péril de sa vie, elle fait passer clandestinement la frontière à ces clichés compromettants. Mais dans un réflexe salvateur, elle jette la pellicule de son appareil photo dans les toilettes du train pour Paris, peu de temps avant le contrôle policier du contenu de sa valise. « Quant à la seconde pellicule, la plus importante puisqu’elle contenait des photos de manifestants blessés, je la cachais sous mes vêtements », révèlera-t-elle. Ces preuves de la violence d’État seront publiées dans diverses revues anti-nazies.
Voilà pour l’engagement politique visible de Gisèle Freund. Pour des raisons évidentes de sécurité – et peut-être de divergences internes au parti communiste – elle semble se détourner du militantisme quelques temps après son arrivée en France. En apparence, du moins. Car l’exposition du Pavillon Populaire le démontre, cet esprit de résistance va continuer à l’habiter tout au long de sa vie. Non plus de façon explicite, par le biais de l’action militante, mais via l’image et l’écriture.
« Gisèle Freund est davantage connue pour son rôle de penseur social de la photographie. Elle l’est moins en tant que photographe », rappelle Gilles Mora, directeur artistique du Pavillon Populaire. « Cette exposition essaie de faire le lien entre les deux : la photographe et la sociologue. » Elle revêt une saveur particulière pour ce photographe et historien de l’art puisqu’il s’agit de la dernière sous sa direction, après 14 passés à la programmation de ce lieu proposant des expositions de grande qualité et accessibles à tous car gratuites.
« Participer à la paix du monde »
De par sa formation, Gisèle Freund s’intéresse au vivre ensemble. Une cohabitation qui ne se fait pas toujours d’une façon harmonieuse… « J’ai pensé que la photographie était un moyen merveilleux pour que les peuples se connaissent entre eux. J’ai cru à cette utopie : la connaissance des autres, de leurs différences, comme langage de paix entre les hommes. Ma tâche était donc, pensais-je, de participer à la paix du monde à travers la photographie », raconte-t-elle à l’écrivaine Rauda Jamis, en 1991.
A défaut de ressouder la société, ses photographies de reportage vont témoigner des injustices sociales sous toutes leurs formes. En 1935, elle se rend dans le nord de l’Angleterre pour documenter les effets de la crise économique dans les bassins industriels et miniers. Elle pose sa valise et sa plume à Jarrow, Maryport, Newcastle et Whitehaven où elle photographie les chantiers navals à l’abandon, les mineurs de fond désœuvrés, les femmes à genou dans la boue des champs de charbon, les enfants dépenaillés et pieds nus.
Gisèle Freund rédige ses propres textes et légendes pour compléter ses reportages photos. Elle s’y émeut des conditions de vie indignes de la population dont ses images témoignent. Comme dans ce descriptif qui accompagne le portrait en pied d’un homme à l’air abattu. « Il se tient à la porte de sa maison et essaie de sourire. Ses vêtements sont déchirés. Sa pipe est vide. Huit ans de chômage ». Ou en légende de cette photo d’enfants de chômeurs, lorsqu’elle s’interroge : « Trouveront-ils un jour du travail ? »
Le ton vise l’émoi du lecteur. C’est une manière de l’inciter à prendre parti, de l’impliquer. « Les idées communistes se lisent entre les lignes d’un article qui ne s’affiche cependant pas ouvertement comme militant », note Lorraine Audric, co-commissaire de l’exposition, dans la revue Transbordeur. En mariant « la puissance de la description à l’expertise de l’appareil photo », Gisèle Freund maîtrise la narration dans sa globalité. Et trace sa propre voie, à mi-chemin entre le photojournalisme engagé et le reportage sociologique.
Un cliché se distingue du lot par son épure, tant sur le fond que sur la forme. Sobrement légendée « Mineurs sans travail devant la mer », il dévoile deux silhouettes masculines, perdues dans leurs pensées face à l’immensité de l’océan. Moins démonstratif et plus poétique, ce cliché et sa légende n’en dégagent pas moins une charge émotionnelle forte. C’est à ce regard social que Gisèle Freund pose sur le monde, moins connu du grand public, qu’a choisi de valoriser en particulier le Pavillon Populaire.
L’exposition fait aussi la part belle aux reportages de Gisèle Freund en Amérique du Sud. Avec des documents très peu montrés jusqu’ici, comme ses photographies sur le travail d’une mine d’étain en Argentine, à 5 000 mètres d’altitude. Les exploitants anglais de l’exploitation assurent que les conditions y sont formidables ? Qu’à cela ne tienne, Gisèle Freund se rend sur place pour vérifier ces dires par elle-même. A l’arrivée, elle découvre des travailleurs exploités dans un climat météorologique extrême, logés dans des campements de fortune.
« Les ouvriers – des Indiens venus surtout de Bolivie – n’avaient à leur disposition que des cabanes misérables. Ils mâchaient sans arrêt de la noix de cola pour oublier leur faim », relate-t-elle, indignée, dans son autobiographie Mémoire de l’œil (Editions du Seuil, 1977). Au bout du monde, en Patagonie, elle photographie – et filme à une rare occasion – les éternels laissés-pour-compte. Comme les derniers rescapés de la tribu Ona, décimée par la colonisation.
« Voici les habitants du bout du monde. Ils mènent une vie misérable et pour se protéger du vent qui ne s’éteint jamais, ils n’ont qu’une cabane de branchages dont un renard ne voudrait pas pour repaire. », écrit Gisèle Freund en légende d’une de des images. Elle part aussi à la rencontre des forçats de la prison d’Ushuaïa. « Je me suis retrouvée en route pour la Terre de Feu. C’était là que l’on envoyait les bagnards, car il était impossible de s’enfuir : d’un côté, on se heurtait aux Andes, de l’autre, c’était la fin du monde », confiera-t-elle à Rauda Jamis.
La sociologue à l’appareil photo tient aussi à faire connaître le sort des paysans tenaillés par la faim des campagnes mexicaines en 1947. Une année qui marque les débuts de sa collaboration avec l’agence Magnum dont elle devient la correspondante en Amérique latine jusqu’en 1954. Et lorsqu’elle se rend à New York en 1970, la sexagénaire arpente le quartier de Harlem pour documenter, encore et toujours, la pauvreté et la misère dont elle est le témoin.
Un reportage, c’est aussi du matériel. Partant de ce constat, les commissaires ont eu la bonne idée d’exposer les objets de la photographe. Son fidèle Leica, ses pellicules couleurs Agfa et Kodak, ses négatifs, ses planches-contacts, et jusqu’à sa valise de voyage – qui « sentait encore le tabac » lorsqu’elles l’ont ouverte (Gisèle Freund était une grande fumeuse). Son projecteur de diapositives, un élément clé pour la présentation de son travail au public, est également présenté.
Le texte et l’image se mêlent au cours de ce qui deviendront de véritables performances. Elles donnent à voir la dimension littéraire et réflexive de Gisèle Freund. La dernière partie de l’exposition porte sur ce volet intellectuel, rappelant combien « elle n’a eu de cesse de questionner notre rapport à l’image, sonder ses multiples usages qui peuplent notre quotidien, tout en prêtant une attention toute particulière à la façon dont nous regardons, donnant ainsi à “voir le voir” ».
La question du regard occupe la dernière partie de l’exposition. Dans le synopsis exposé d’un projet de film intitulé « Au pays des images », jamais réalisé, Gisèle Freund imagine une scène à la Tati : « Séquence : Autocars arrivent et s’arrêtent à Notre-Dame. Touristes en descendent, chacun avec un appareil photo. Gros plan : sur les appareils photos. Voix : Mesdames, Messieurs, vous avez 5 minutes pour faire des photos. » Avant de conclure : « Un Français sur cinq est photographe. Un Américain sur trois. Un Japonais sur deux. »
Derrière le potentiel comique d’une telle frénésie de l’image, on sent poindre l’inquiétude de Freund devant la multiplication et l’accélération des images, ainsi que le détachement du photographe vis-à-vis de son sujet. C’est autant la position du spectateur de la photographie que celle de l’acteur qui l’intéresse. Au bas de la première page du synopsis, elle note : « Nous passons dans une exposition photo. Des gens qui regardent photos ». Nous voici donc placé à notre tour en position de spectateur par un effet de mise en abyme.
Consciente de la mise en scène de la réalité en photographie, Gisèle Freund s’en est-elle servi pour diffuser ses idées ? L’exposition laisse deviner un destin de femme plus engagée qu’on ne le pense. Pour Teri Wehn-Damisch, amie de Gisèle Freund et co-commissaire de l’exposition, cet engagement ne fait pas de doute. « En Allemagne, elle est avant tout considérée comme une photographe politique. » La photographie est aussi un instrument de libération.
« Gisèle Freund, une écriture du regard » est à voir au Pavillon Populaire à Montpellier, jusqu’au 9 février 2025.