Le photographe et cinéaste américain Robert LeBlanc aime traquer ce qui est inscrit entre les lignes, trouver de la poésie dans les marges et donner une importance à ce qui n’est pas reconnu. D’une intensité radicale, son travail démontre une proximité étroite avec son sujet et une volonté d’aller jusqu’au fond des choses.
Qu’il s’agisse de réaliser un documentaire sur les pompiers dans l’ouest américain, de s’intégrer au milieu de ces skateboarders qui défient à la fois la gravité et la loi, ou de gagner la confiance de quelques habitants agités de Detroit et de Los Angeles qui font des courses de voiture illégales dans les rues, la photographie ouvre à LeBlanc toutes les portes.
Son œuvre la plus puissante et la plus inquiétante à ce jour est peut-être GLORYLAND, sorte de réplique de la Bible. Imprimé sur papier bible, l’ouvrage imite, avec sa reliure surpiquée et sa couverture gaufrée, un guide pour les adeptes d’un mouvement religieux en perte de vitesse. L’artiste a passé 5 ans à gagner la confiance de Chris Wolford, pasteur d’une église nommée The House of The Lord Jesus, qui se réclame du Mouvement de sanctification. Selon le rite, les fidèles manipulent des serpents et consomment des boissons dangereuses, confiants qu’une croyance inconditionnelle en la puissance du Christ les protégera de ces pratiques risquées et les conduira vers le Salut.
« En mon nom, ils chasseront les démons »
The House of The Lord Jesus est située à Squire, une ville indépendante du comté, au fin fond des Appalaches du sud (Virginie occidentale). Elle compte environ 300 habitants, et se trouve à 11 kilomètres à l’est de Horsepen et à six kilomètres au nord du hameau de Cucumber (74 habitants). Ces villages sont situés au cœur du pays du charbon, un lieu de vie difficile où l’on passe de longues journées à travailler sous terre, et où les dimanches, pour certains, sont consacrés à la repentance.
Au XVIIIe siècle, le clerc et évangéliste anglais John Wesley – considéré comme le fondateur du méthodisme – a proclamé qu’il y avait deux « bénédictions » nécessaires au Salut : la justification (la conversion d’un croyant) et la sanctification (la purification d’un individu). Mais au XXe siècle, le méthodisme s’est augmenté d’une troisième bénédiction, donnant naissance à l’église de la Sanctification (également connue sous le nom de pentecôtisme).
« Et voici ce que feront ceux qui croient : en mon nom, ils chasseront les démons », déclare la doctrine pentecôtiste, « ils parleront en de nouvelles langues, ils manipuleront des serpents, et s’ils boivent quelque chose de mortel, cela ne leur fera pas de mal. Ils guériront les malades par imposition des mains. »
« En traversant la nef », rapporte LeBlanc dans le livre, « on voit des femmes à genoux qui s’inclinent en priant et en pleurant, avant le début du service. Le son des crécelles de serpents à sonnette remplit l’air et plusieurs boîtes sont disposées derrière la chaire, tandis que les haut-parleurs commencent à diffuser de la guitare à plein volume. La musique est incroyable… Avec un mélange de delta blues et de bluegrass, c’est un style à part entière et spécifique à ce type de culte. Les femmes dansent dans leurs robes fluides, leurs longs cheveux enveloppés dans des tissus. »
Et LeBlanc poursuit : « … Le pasteur Chris Wolford prend un bocal en verre avec une paille. À l’intérieur se trouve un mélange d’eau et de strychnine (un alcaloïde toxique). Il remplit alors l’un des petits gobelets disposés devant la chaire et prend une photo. Puis il apporte une bouteille pleine d’alcool plantée d’une mèche, allume celle-ci, et il crie passionnément des louanges tandis que les flammes s’élèvent, en tenant la bouteille sous son menton. Puis il passe la bouteille allumée à sa mère, qui la tient également sous son menton et se met à tourner en rond. Chris saute et danse sur place, et loue le Seigneur tandis que la sueur et les larmes ruissellent sur son visage. Puis il ouvre le couvercle en plexiglas de l’une des boîtes en bois derrière lui. Il en sort un crotale qu’il brandit vers l’église en dansant et clamant ses louanges. »
Les photos de LeBlanc provoquent toujours un malaise. Sans titre #2, 2018 semble un plan emprunté à un film sur la vie dans un mobile home – table pliante bon marché, multiprise surchargée, bouteilles vides, crotale enroulé dans un aquarium, tandis qu’une image encadrée de Jésus monte la garde, et que la main d’un homme repose nonchalamment sur le vivarium : tous les éléments de l’image se combinent pour brosser un portrait de cette vie.
Réalisé en noir et blanc, présenté comme le fac-similé d’une bible, GLORYLAND fait hésiter le lecteur à tourner les pages, tout en le rendant curieux de ce qui suit. Le sud de la Virginie-Occidentale est l’une des régions les plus pauvres des États-Unis, l’extraction du charbon a grandement nui à l’environnement, et ceux qui sont condamnés à rester là-bas se tournent souvent vers une version austère de la religion, martelant l’idée que la fin des temps est proche.
Les images de GLORYLAND ne sont pas faites pour les âmes sensibles, mais SansTitre #29, 2021 est peut-être la plus dure, nous confrontant à l’une des pires peurs que partagent nombre d’entre nous : les conséquences d’une morsure de serpent. Un jeune homme est allongé sur son lit, le regard engourdi, tenant son bras droit boursouflé et sombre, qui montre clairement les effets d’une morsure de serpent. Ici, « la photographie est cryptée » pour citer le photographe Eli Durst, évoquant ses propres efforts pour photographier l’intériorité de la foi, « c’est la description physique d’une dimension métaphysique, invisible à l’appareil photo. C’est une photographie de la foi de cet homme, une expérience spirituelle dont le spectateur est exclu, quelque chose de très éloigné des faits ou de la vérité objective. »
Des plans fixes datant des années 1990, illustrant les offices dans des églises du sud similaires à celle-ci, rendent encore plus angoissante cette évocation magistrale de l’un des recoins du christianisme. Et en une sorte de clin d’œil aux mouvances de la photographie actuelle, LeBlanc a utilisé l’intelligence artificielle pour réaliser des pages faisant référence à des dessins pentecôtistes de fables, et à de vieilles histoires bibliques : ainsi se boucle l’hommage qu’il rend à une certaine Amérique en voie de disparition.
GLORYLAND by Robert LeBlanc (2023), 18.5 x 13 cm, 378 pages, 41,95€.