« J’ai commencé à m’intéresser à la photographie après la mort de mon fils », raconte le docteur Greg Gulbransen, pédiatre exerçant dans la banlieue de Long Island. « J’ai découvert qu’un appareil photo était un moyen agréable de passer du temps seul avec la nature, alors que je me promenais sur les plages de l’océan pour photographier les oiseaux de rivage. Après les oiseaux, j’ai commencé à photographier les ours. Je me suis vite rendu compte que c’était les gens qui me touchaient le plus et je suis donc progressivement passé à la photographie documentaire. »
La mort d’un enfant suffit à bouleverser n’importe quel parent. Mais la perte de Gulbransen est encore plus tragique que ce que l’on peut imaginer. En 2002, en effectuant une marche arrière en voiture, il percute malencontreusement son jeune fils Cameron, qui meurt dans ses bras. À la suite de cette tragédie, M. Gulbransen se donnera notamment pour mission d’obliger les constructeurs automobiles à installer des caméras de recul sur toutes les nouvelles voitures. Un peu plus tard, son intérêt pour la photographie documentaire le ramène finalement dans le Bronx, où il a suivi une partie de sa formation médicale. Il commence par photographier un groupe d’enfants qui se déplacent à vélo pour éviter les gangs du quartier. Leur devise est « Bikes Up, Guns Down » (Vive les vélos, pas les armes).
« Peu à peu, le thème des armes s’est imposé. J’ai réalisé que les armes tuaient les jeunes américains à un rythme alarmant et que ces enfants étaient constamment en contact avec elles », explique M. Gulbransen. « J’ai également remarqué que de nombreuses personnes du Bronx se déplaçaient en fauteuil roulant. J’ai fini par apprendre que c’était parfois à cause de lésions de la moelle épinière causées par des tirs d’armes à feu. Finalement, tout cela m’a interpellé et j’ai décidé de faire le portrait des victimes de fusillades. »
Grâce au groupe de cyclistes, il rencontre Malik, membre du groupe local The Crips, un gang de rue notoire du quartier. Un soir d’été 2018, Malik quitte son appartement pour acheter un sandwich pour le dîner. Alors qu’il fait cette innocente course, il est visé par un membre d’un gang rival. La balle traverse sa colonne vertébrale, le paralysant instantanément à partir de la poitrine. Lorsque les membres du gang rival se rendent compte qu’ils ne l’ont pas tué, il continuent à le prendre pour cible. Ils s’en prennent également au frère de Malik et à son meilleur ami. Les jeunes hommes sont également blessés par balle, mais survivent à leurs blessures.
« Malik et moi avons tout de suite sympathisé, et il voulait absolument être photographié car il pense que son histoire vaut la peine d’être racontée », explique M. Gulbransen. « Le problème, c’est que je n’ai pas reçu de formation officielle et que j’ai dû me familiariser avec la photographie documentaire. Aujourd’hui encore, je n’ai aucune formation dans ce domaine. J’ai décidé de prendre ces images pour montrer les dangers de la violence armée. Je me suis vite rendu compte qu’il y avait là une histoire à raconter, et sa famille et moi nous sommes si bien entendus que l’histoire a duré trois ou quatre ans. En fait, je continue à visiter les lieux et il est probable que je ne les quitterai jamais. »
Malik a grandi au milieu de la criminalité, présente dans sa vie bien avant cette fusillade. Son grand-père, Harvey Richardson, a eu une carrière criminelle qui s’est étendue sur quatre décennies. Sean, le père de Malik, a également eu une longue carrière criminelle et a purgé une peine dans la prison Supermax de Lewisburg, en Pennsylvanie. Mais ces activités n’appartiennent pas qu’aux hommes dans la famille. L’épidémie de crack qui a ravagé les Etats-Unis dans les années 1990 a également touché ses membres. « Malik m’a également raconté que sa grand-mère fabriquait et vendait du crack lorsqu’il était enfant. Il m’a dit qu’il la regardait préparer du crack sur la cuisinière. La mère de Malik, Eyanna, se dit reconnaissante que Malik soit confiné à un fauteuil roulant. Elle soutient que si ce n’était pas le cas, il aurait fait toutes sortes de mauvaises choses et “qui sait l’enfer qu’il aurait fait à ce monde”. »
Malik avait 18 ans lorsqu’on lui a tiré dessus, il en a aujourd’hui 24. Il vit avec sa famille dans les Mitchel Houses, dans le quartier de Mott Haven, dans le Bronx. La communauté est composée d’une population diverse et la plupart des résidents vivent dans l’un des trois très grands immeubles d’un quartier connu pour son taux élevé d’armes à feu, de criminalité et de drogue. Malik lui-même vit dans une petite chambre à l’arrière d’un appartement partagé par 8 personnes. Sa chambre se compose de son lit, d’un bureau et de sa PlayStation. Le reste de l’espace est occupé par son fauteuil roulant.
Il n’y a pas d’infirmière ni d’aide-soignante pour s’occuper de Malik. Pendant la journée, sa mère s’occupe de lui et de ses problèmes médicaux, comme le changement de sa couche et de son cathéter, tandis que son père s’occupe de lui la nuit. En tant que leader des Crips, il reçoit constamment la visite d’autres membres du gang, qui viennent discuter, planifier et aider à prendre soin de leur leader. Malik est réticent à sortir dehors, sauf en milieu de journée et uniquement avec des amis proches. Il ne peut pas emprunter certaines rues ou entrer dans certains quartiers. Il redoute encore les attaques des membres de gangs rivaux.
« En tant que médecin, c’était un moyen d’explorer une facette de l’épidémie de violence armée dans ce pays », écrit Greg Gulbransen dans son livre Say Less, consacré à ce projet et publié par GOST Books. « Il y a des fusillades tous les jours dans les cinq boroughs de New York et le Bronx est le pire. Dans tous les Etats-Unis, la violence armée et la disponibilité des armes à feu constituent une urgence de santé publique. Les effets sont dévastateurs. Le médecin en moi veut montrer aux personnes qui ne vivent pas dans des régions où les taux de violence armée sont élevés à quel point la situation peut être terrible dans ces endroits, à quel point le problème est complexe et à quel point les effets de l’épidémie de violence armée sont étendus. Le photographe en moi essaie de montrer ce que c’est que d’être une victime de la violence armée tout en faisant partie du problème. »
En approfondissant la réflexion sur les enjeux de la violence armée, l’histoire de Malik devient également plus complexe et nuancée, comme le souligne également Gulbransen. « J’aime compliquer les choses en montrant aux lecteurs que porter un jugement sur des personnes comme Malik peut être plus difficile qu’ils n’y parait, moralement parlant. Il y a beaucoup de victimes ici et, oui, certaines d’entre elles sont aussi auteurs de violences. Je ne dis pas que ces hommes sont des saints – ils ont tous fait des choix, et ils devraient absolument être tenus pour responsables de ces choix – mais ils sont aussi des victimes. »
Say Less est publié par GOST Books et sortira en août 2024. Les précommandes peuvent être passées sur le site web de GOST.