Le monde entier est peut-être une immense pièce de théâtre, mais la plupart du temps nous découvrons que la vie est une histoire sans trame. Nous jouons nos partitions, lancés tête la première sur un chemin qui nous balade à travers le monde. Le temps passe, les saisons changent, nous vieillissons, et quelque part en chemin, un flash de lucidité nous surprend dans la brume de l’existence. C’est dans ces moments de réflexion, de remise en question et de repos que le photographe américain Gregory Crewdson crée d’extraordinaires scènes pleines de mélancolie et de mystère.
Dans l’exposition qui lui est consacrée à Arles, Crewdson rassemble des œuvres de plusieurs séries, dont « Cathedral of the Pines », « An Eclipse of Moths », « Eveningside » et « Fireflies », qui offrent une vision cinématographique des petites villes des États-Unis à l’ère post-industrielle. Réalisées avec une équipe de tournage, les photographies grand format de Crewdson ont les qualités cinématographiques d’un film encore privé de narration. Sans contexte pour nous guider, notre imagination remplit les blancs, cherchant à expliquer et à comprendre ce que nous voyons.
Malgré leur mise en scène, l’intensité émotionnelle des photographies de Gregory Crewdson est palpable, car ses clichés de la vie quotidienne prennent un caractère théâtral, dramatique, pathétique et poignant. À l’instar du peintre Edward Hopper, du photographe Walker Evans, du cinéaste David Lynch et du romancier Raymond Carver, Crewdson transforme l’iconographie familière de la vie américaine en une œuvre d’art. Un ambigu et subtil sentiment d’anxiété traverse cette scène magnifique, rappelant les mots d’un compatriote de la Nouvelle-Angleterre, Henry David Thoreau, qui a écrit : « La masse des hommes mène une vie de désespérance tranquille. »
Photographié à la périphérie de Pittsfield, dans le Massachusetts, à quelque 30 km de la maison de Crewdson, « An Eclipse of Moths » (Une éclipse de papillons de nuit) offre une sélection de scènes picturales, suggérant la triste vérité qui se cache au cœur du rêve américain. La beauté du paysage déserté est empreinte de tristesse tandis que des personnages solitaires se déplacent comme des somnambules tentant de maintenir l’illusion de la normalité. Les photographies de Crewdson sont ainsi de majestueux monuments traduisant la profondeur et la vulnérabilité du sentiment d’être seul au monde. Malgré tout ce que le « progrès » a apporté, beaucoup parmi nous sont vraiment seuls.
« On ne peut pas se débarrasser de l’artiste qui est en nous »
« J’ai toujours dit que chaque artiste a une histoire centrale à raconter », dit Gregory Crewdson à l’actrice Cate Blanchett dans la préface de Alone Street, son livre publié chez Aperture en 2021. « Et cette histoire émerge lorsque le jeune artiste arrive à l’âge de 20 ans et quelques années. C’est à ce moment-là que vous savez où vous vous situez, que vous définissez qui vous aimez, quels autres artistes vous aimez, lesquels vous n’aimez pas. Vous cernez les films qui correspondent à vos goûts, les artistes qui vous attirent, quels sont vos arguments… Vous savez quelles sont les choses qui vous motivent. »
Pour le photographe, la réponse se trouve dans les vallées obscures plutôt que sur les sommets ensoleillés de la vie. Là, dans le calme et la paix, l’esprit se révèle, non comme un spectacle ostentatoire, mais comme quelque chose que nous portons en nous.
Lors de son entretien avec Cate Blanchett, Gregory Crewdson explique que, d’une manière ou d’une autre, nous revisitons sans cesse ces fondamentaux pour confronter, défier et réinventer nos désirs, nos obsessions et nos peurs à travers la création artistique. Il observe : « On peut faire tout ce qu’on peut pour avancer, mais on ne peut pas se débarrasser de l’artiste qui est en nous. »
Parce que peu importe où vous allez, vous restez le même.
« Gregory Crewdson : Eveningside » est à voir à La mécanique générale, à Arles, jusqu’au 24 septembre 2023.