Il est le plus jeune photographe à intégrer les collections permanentes du MoMA quand Edward Steichen fait l’acquisition d’une de ses photos en 1950. Le plus jeune membre de la Photo League, ce collectif new-yorkais dont l’engagement social lui valu d’être dissous à l’heure de la Guerre froide. Pourtant, en France, le nom de Harold Feinstein (1931-2015) est longtemps resté dans l’ombre. Séduit par le travail de l’Américain, qu’il découvre dans les années 2010, Thierry Bigaignon, fondateur de la galerie qui porte son nom, a entrepris de le remettre en lumière. En 2017, il présente la première exposition personnelle du photographe en Europe. Une seconde lui succède un an plus tard. « Life as it was », dernier volet de la trilogie imaginée par le galeriste, a ouvert ses portes fin janvier, première exposition de Harold Feinstein au sein du nouvel espace de la galerie.
Alors que les deux précédents accrochages avaient été pensés de façon chronologique, ce dernier segment intervient comme une conclusion. Sous la grande verrière, sur les murs d’un blanc immaculé, les clichés offrent un tour d’horizon de quatre décennies de carrière, de la fin des années 1940 aux années 1980. « L’exposition montre la cohérence globale de son regard sur le monde », explique Thierry Bigaignon. La plupart des photos présentées ont été prises à Coney Island, à Brooklyn. Terre natale du photographe, la petite péninsule offrait loisirs, soleil et baignades aux new-yorkais. « C’était le terrain de jeu favori de Harold Feinstein, un lieu de joie de vivre où règne une certaine exubérance et où l’on trouve une vraie mixité. Tout le monde s’y retrouvait, peu importe le milieu ou la couleur de peau. Il y a une sorte de foisonnement qui lui parlait. »
Sur les cimaises, un homme débonnaire qui tend un épi de maïs, deux enfants qui avancent main dans la main ou encore deux femmes pieds nus penchées sur une rambarde. Tous respirent la joie de vivre et les bonheurs simples. Surtout, on sent la bienveillance et la tendresse du photographe pour ces anonymes dont il capte des fragments du quotidien.
Cette impression est confirmée dans le documentaire Last Stop Coney Island: The Life and Photography of Harold Feinstein d’Andy Dunn, diffusé à la librairie. On y voit notamment des images d’archives montrant le photographe lors des cours qu’il a donnés à partir des années 1980. À une période où la photographie n’a pas la place qu’elle a actuellement dans les universités, Harold Feinstein lance son propre cours, qui deviendra l’un des plus prisés de la côte est américaine. Barbe et cheveux blancs, il exhorte ses disciples.
Mais le plus frappant est la bienveillance et l’impression de positivité que dégage l’homme. On ne peut s’empêcher de penser que le photographe ressemble à ses images. « Dans son cours, il parlait de technique, mais la grande majorité de ses enseignements relevait plus de la philosophie de vie, détaille Thierry Bigaignon. Selon lui, il est nécessaire d’aimer les gens car on ne peut faire de photo que si l’on s’ouvre aux autres. J’ai reçu certains de ces anciens élèves à la galerie, ils m’on parlé d’un professeur qui marque la vie de ses étudiants. C’était presque une sorte de gourou qui expliquait la vie et comment l’aborder. Cette volonté de transmettre dit quelque chose de sa personnalité et de sa générosité. »
En regardant les photos de Harold Feinstein, le terme de « photographie humaniste » prend tout son sens. Son talent lui a valu la reconnaissance des plus grands. W. Eugene Smith, qu’il rejoignit un temps au Jazz Loft et avec lequel il collabora, disait de lui : « Il est l’un des très rares photographes que j’ai connus, ou qui m’ont influencé, ayant la capacité de me révéler le familier de manière magnifiquement nouvelle, de manière forte et honnête. »
L’aura solaire de Harold Feinstein et de ses images n’empêche pas une certaine dose de vague à l’âme. « L’exposition se clôt sur une seule photo en couleur, indique Thierry Bigaignon. Une image qui rappelle beaucoup Hopper et qui présente une sorte de contradiction. Normalement, le noir et blanc est perçu comme nostalgique. Mais là, c’est la couleur qui exprime la mélancolie. L’image dit quelque chose du monde moderne qui arrive. Un monde de solitude. »
Si, une fois l’exposition terminée, vous souhaitez découvrir d’autres pièces de l’œuvre de Harold Feinstein, rendez-vous dans la réserve ouverte. C’est, avec la librairie curatée (où une personnalité du monde de l’art présente les 25 livres qui sont les plus importants pour elle), l’une des nouveautés lancées lorsque la galerie s’est installée dans ses nouveaux locaux, en septembre dernier. Ici, pas de resserre cachée au regard, pas de remise poussiéreuse où disparaissent les œuvres, mais une vaste pièce aussi immaculée que le reste de l’espace où l’on va et vient. Les plus curieux peuvent demander aux collaborateurs vêtus de noir de regarder les cadres qui dorment en bon ordre sur les rayonnages. Un dispositif unique qui s’inscrit dans la mue entreprise par la galerie. Bigaignon cherche à offrir une expérience unique à ses visiteurs, portés par l’identité olfactive développée pour le lieu par un nez italien. La photographie y tient toujours le haut du pavé, mais elle se trouve plus souvent poussée dans ses retranchements, tournée vers l’art contemporain. Sans pour autant renier les maîtres plus classiques, comme Harold Feinstein.
Par Laure Etienne
Laure Etienne est une journaliste basée à Paris, ancienne membre de la rédaction de Polka et ARTE.
« Life as it was », de Harold Feinstein. À voir chez Bigaignon, 18, rue du Bourg-Tibourg, Paris IVe, jusqu’au 26 mars 2021.