Forains itinérants, malades mentaux, toxicomanes, prostituées : la photographe Mary Ellen Mark (1940-2015) a consacré l’essentiel de sa carrière à photographier des vies en marge de la société. Avec « Encounters » (espace Van Gogh), la 55ème édition des Rencontres d’Arles a choisi d’honorer cette figure de la photographie documentaire en présentant la première rétrospective mondiale de son travail.
Y sont exposés cinq projets emblématiques : les enfants des rues de Seattle, les travailleurs du sexe de Mumbai, les nécessiteux des organisations caritatives de Mère Teresa, les femmes placées en institution à l’Oregon State Hospital, les familles de cirques itinérants en Inde. « Des archives rares telles que ses planches-contacts, notes personnelles et correspondance officielle permettent de saisir la genèse de ces séries au long cours », complètent les commissaires de l’exposition, Sophia Greiff et Melissa Harris. Héritière de la photographie humaniste d’après-guerre, incarnant toute une esthétique de l’empathie, Mary Ellen Mark cherchait ce qui rapproche les gens, même marqués au fer rouge de la marginalité.
Des prises de vue au ras du sol via un trépied, décorrélées du regard du photographe : l’artiste chinois Mo Yi s’est lui aussi régulièrement frotté à la question de la marge. Cet autodidacte n’a eu de cesse d’expérimenter des formes radicales qui mettent à distance la subjectivité de l’auteur, opérant ainsi une rupture nette avec les pratiques de ses contemporains. « “Manège fantôme” [La mécanique générale] exhibe notamment les images que Mo Yi a faites des rues de sa ville au tournant du XXIème siècle, qui traduisent son désir de documenter différemment les évolutions d’une société en profonde mutation », précise Holly Roussell, commissaire de l’exposition.
La marge, c’est d’abord celle d’une enfance passée à l’écart : Mo Yi est élevé dans une communauté isolée de la diaspora tibétaine. Il achète son premier appareil au début des années 1980, alors que la Chine est en pleine ouverture à l’international. « Ses premiers travaux sont rapidement jugés étranges et trop pessimistes, ce qui le conduit à s’interroger sur son regard, ses yeux, son “gaze” », explique encore Holly Roussell. « Mo Yi opère alors un virage radical : il décide de placer l’appareil sur sa nuque, son bras, et d’utiliser le déclencheur à distance. »
En se demandant si la photographie peut exister sans regard, cet artiste conceptuel invente de nouvelles grammaires pour appréhender, archiver, documenter le monde. « Mo Yi a produit de manière obsessionnelle, et ses images doivent souvent être vues ensemble pour rendre compte de ce qu’elles sont », détaille Roussell. « La série “Je suis un chien errant” retranscrit par exemple la position de cet animal invisible, relégué à la marge, effrayé par l’ébullition ambiante. Un procédé qui renseigne en même temps, par un autre biais, plus proche du sol, sur l’évolution de la mode et les comportements des gens. » En constante quête de compréhension, Mo Yi documente sans s’approprier, immortalise les changements parfois brutaux du tissu urbain, et la manière dont les corps s’y inscrivent.
D’autres artistes de cette édition d’Arles explorent la marge non pas à travers l’angle ou le sujet, mais en interrogeant le support de l’image elle-même. Dans « Finir en beauté », l’artiste Sophie Calle présente certains de ses clichés dégradés par le temps et les champignons… Et choisit précisément de les exhiber dans les cryptoportiques de la ville, ces vastes souterrains sous la place du Forum. « L’année précédente, l’humidité qui y règne avait insidieusement attaqué les photographies exposées, et les champignons l’avaient emporté », explique-t-elle. « Ce lieu, censé les protéger, avait paradoxalement agi comme un outil de destruction. Que cela se soit produit dans une ville qui joue un rôle majeur dans la préservation des images est pittoresque ».
Comme souvent chez cette photographe, vidéaste et plasticienne, ce projet s’inscrit dans un large système d’échos, n’est qu’un fil d’une vaste toile de références et connexions. C’est en préparant son exposition « À toi de faire, ma mignonne » au musée Picasso qu’elle a découvert que sa série « Les Aveugles » avait été infiltrée par la moisissure à la suite d’un orage, et devait être détruite pour ne pas contaminer d’autres œuvres. « J’ai, dans l’urgence, pris le parti de mettre en scène leur absence […] et imaginé que je pourrais ensevelir [dans les cryptoportiques] mes aveugles, afin qu’ils finissent de se décomposer et que leurs mots, qui ne parlent que de beauté, s’enfoncent dans les soubassements de la ville. »
Une approche qui résonne avec d’autres. « En questionnant la moisissure et les souterrains, le travail de Sophie Calle pose la question de la transformation du vandalisme, ce qui s’inscrit parfaitement dans notre démarche », avance Hugo Vitrani, commissaire de l’exposition « Au nom du nom ». Il y vise un double objectif : raconter à la fois une histoire du graffiti par la photo et une histoire de la photographie récente par le prisme du graffiti. « Car les deux se répondent », justifie-t-il. « Le graffiti n’est pas qu’un résultat esthétique, c’est quelque chose de plus subtil, de l’ordre du sentiment, de l’attitude, qui engage un autre rapport à la ville, la loi, la marge. »
Pour restituer toute la complexité de ce qui est à la fois envisagé comme un acte contestataire, un art de vivre et un geste artistique, sont présentés des documents de nature diverse : photo documentaire, photojournalisme, photographie amateure, photo de la police… Et des œuvres d’artistes historiques de cette scène, comme Gusmano Cesaretti, qui a documenté la communauté des « chicanos » à Los Angeles dans les années 70 et en a tiré un livre, Street Writer, ou Jamel Shabazz, qui a côtoyé de près la communauté afro-américaine de Brooklyn avant qu’elle soit décimée par l’arrivée du crack.
En 1981, des portraits d’habitants du Bronx signés Sophie Calle sont retrouvés taggués alors qu’elle s’apprêtait à donner un vernissage à New York. L’artiste choisit alors de les montrer tels quels – plus de quarante ans plus tard, on les retrouve à nouveau, à Arles cette fois. La boucle est bouclée.
Le festival des Rencontres d’Arles se tient jusqu’au 29 septembre 2024 à Arles, en France. Plus d’informations sur leur site web.