Parler de la soul – cet esprit indomptable, né de la joie et de la douleur, clamant la vérité à la face du pouvoir par tous les moyens nécessaires – c’est parler de l’Amérique noire : un peuple, une culture, un héritage. Du livre incontournable de W.E.B. Du Bois de 1903, The Souls of Black Folks, à l’émission télévisée révolutionnaire de Don Cornelius, Soul Train, qui a été diffusée pendant trente-cinq ans, la soul s’est toujours intégrée parfaitement au tissu de la vie noire, créant une culture complexe qui captive le monde entier depuis plus d’un siècle.
La photographie a longtemps créé, et continue encore aujourd’hui de créer des stéréotypes, faisant parfois de l’Autre un objet. Mais l’appareil photo, entre les mains des communautés qui documentent elles-mêmes leur réalité, devient une arme contre l’oppression. Des daguerréotypes de Jules Lion réalisés à la Nouvelle-Orléans, en 1840, au post de Devin Allen en 2015 sur Instagram, au moment des émeutes de Baltimore, la photographie a toujours été, pour les Noirs américains, une manière de s’affranchir en exprimant la vérité.
Un outil de libération
Au 19ème siècle, durant la guerre civile, l’abolitionniste Frederick Douglass saisit l’importance de la photographie et le rôle qu’elle a joué dans l’histoire des Noirs. Il donne une série de conférences sur celle-ci et devient l’Américain le plus photographié de l’époque, posant pour quelques cent-soixante portraits. Utilisant l’image pour se raconter et plaider la cause de son peuple, il observe : « On peut dire à bon droit que l’âme de l’homme tout entière est une sorte de galerie d’images, un vaste panorama dépeignant tous les grands faits de l’univers, en conservant la trace des choses du temps et de celles de l’éternité. »
En 1861, tandis que la nation est déchirée par la lutte contre l’esclavage, et vingt ans, seulement, après l’invention de la photographie, Douglas prononce sa « Conférence sur les images », qui exprime sa confiance dans le pouvoir libérateur de ce nouveau médium. Après l’émancipation, une presse noire émerge, qui devient un lieu d’expression pour des photographes largement exclus de la presse grand public. Et ils le sont encore : en septembre 2022 aux Etats-Unis, on compte 5,5% seulement de photojournalistes noirs américains.
L’Esprit et la chair
Depuis près de deux siècles, les Noirs américains utilisent la photographie comme un langage novateur, particulièrement expressif, et qui ne cesse de s’enrichir, afin, disent-ils, de faire la chronique de leurs communautés. Libéré des préjugés du regard blanc, ce langage invente des modes de visibilité et de représentation, et explore les idées d’identité, de culture, de politique et d’histoire, en les considérant sous un nouveau jour. Dans l’exposition « A Picture Gallery of the Soul » et son catalogue, les conservateurs Herman J. Milligan, Jr. et Howard Oranksy ont rassemblé le travail de plus de cents artistes noirs américains intégrant la photographie à leur pratique, notamment Jamel Shabazz, Ming Smith, Kwame Brathwaite , Carrie Mae Weems et Russell Frederick.
« Les médias visuels ont un pouvoir indéniable sur la perception des choses », explique Cyndi Ellidge, une photographe de Detroit. « Tout au long de l’histoire américaine, les médias ont travaillé sans relâche à ternir l’image des Noirs, par des représentations fausses et négatives contribuant à nous faire apparaître comme inférieurs. Ces illustrations et portraits inexacts ont façonné une société dans laquelle on ignore la beauté, le pouvoir, la force et les valeurs que nous portons en nous. »
Mais Cyndi Ellidge, comme les autres artistes participant à l’exposition, démonte ces stéréotypes flagrants en faisant apparaître tout le génie qui est à l’œuvre des deux côtés de l’objectif. Qu’il s’agisse du portrait éthéré de la chanteuse de jazz Sarah Vaughan par Hugh Bell (1955), de celui du photographe subversif Gordon Parks par Adger Cowans (1958), ou encore de la photo de Bruce W. Talamon réalisée par l’artiste David Gammons, dans son studio de Los Angeles (1974), l’exposition A Picture Gallery of the Soul appréhende magnifiquement le fait d’être noir, et cela dans son esprit et dans sa chair.
Une communion paisible
La soul, qui s’éprouve sans que l’on ait besoin de l’expliquer, émane à la fois de la grandeur et de l’humilité. C’est un moment paisible de communion avec le divin, tel que dans la photographie de Chester Higgins représentant Mlle Shugg à côté de son lit, tête inclinée (My Great-Aunt and Midwife Shugg McGowan Lampley’s Night-Time Prayer, New Brockton, Alabama, 1968).
Le même recueillement émane de la photographie de Nona Faustine intitulée Ye Are My Witness, Van Brunt Slave Cemetery Site, Brooklyn, 2018.
Debout, solennellement, sur un sol tragique recouvert d’asphalte, Faustine est l’expression déchirante de ce que l’on tente d’effacer. « La terre garde le souvenir de l’homme », dit-elle. « Chacune de ces images fonctionne comme un mémorial, que je réalise avec mon corps. Ma peau noire est une vérité nue, qui se dresse contre l’indifférence de la ville, et exprime ce qu’ont été réellement les esclaves, des gens dignes et qui n’avaient pas peur. »
A picture Gallery of the Soul est présentée à la galerie Katherine E. Nash, à Minneapolis, jusqu’au 10 décembre 2022. Le catalogue de l’exposition est publié par University of California Press, 45,00 $.