Depuis 2008, Images Vevey se distingue des autres festivals par son concept original offrant une appréhension singulière des arts visuels en mêlant les projets en extérieur et en intérieur. Sa particularité est aussi d’embrasser toutes les formes de monstration sans considération hiérarchique.
Ainsi, les images de Tamara Janes & Natalia Funariu se transforment en rideau pour un projet pédagogique dédié à un jeune public présenté à L’Appartement, lieu d’exposition permanent de la Fondation Images Vevey qui gère le festival, et celles de Marion Zivera se transforment en bannières, flottant à proximité des rives du lac Léman.
Dans la ville, les photographies s’imposent aux visiteurs sur les façades des immeubles, imprimées sur des bâches de plus de 300 m2. Ainsi découvre-t-on Andreas Gursky, Candida Höfer ou Daido Moriyama au détour d’une rue tout comme la série « Sightless » de Paul Graham dans un jardin, dont les tirages, à taille humaine, recréent l’agitation de la foule de Times Square où elles ont été captées il y a plus de 20 ans.
Pendant trois semaines, la paisible ville de Vevey se transforme en haut lieu des arts visuels et en met plein la vue… Mais la Biennale dirigée par Stefano Stoll depuis 2008 ne saurait se réduire à son appréhension ludique des arts visuels et à ses grands noms. Elle propose aussi de nombreuses découvertes d’artistes contemporains. Et sous l’intitulé « (dis)connected entre passé et futur » se dessine un panorama de la variété des pratiques artistiques contemporaines, allant de l’usage d’outils classiques, tel l’appareil photo, à l’intelligence artificielle générative. En creux, le festival offre une exploration critique de notre époque.
Le Suisse Romain Mader attire notre attention sur le pouvoir des algorithmes. Pour réaliser sa série « Get the look ! », il a suivi les recommandations des algorithmes lui suggérant des vêtements sur son ordinateur, commandant en ligne les blousons, tee-shirts et autres chaussures qui se sont affichés sur son écran, puis s’est improvisé mannequin devant l’objectif. « J’ai volontairement pris des poses exagérées, inspirées par les vidéos TikTok et celle des modèles des sites de vente en ligne présentant les vêtements », explique-t-il. Derrière l’humour et le ridicule de certains vêtements, Romain Mader nous fait prendre conscience de l’influence qu’exercent insidieusement les algorithmes sur notre manière de consommer.
Un travail engagé, donc, tout comme celui de Jack Latham consacré aux fermes à clics installées à l’autre bout du monde. Leurs actions visent à infléchir les algorithmes pour influencer nos opinions politiques ou encore nous rendre populaire. Le Britannique a enquêté en s’infiltrant dans ces « ateliers » clandestins en Asie. Présentée à L’Appartement, l’installation mêle images documentaires réalisées au Vietnam et à Hong Kong montrant l’envers du décor de la course aux followers et aux likes et l’aménagement en vraie grandeur de ces endroits où sont branchés des dizaines de téléphones portables permettant la validation des clics opérés des humains.
A l’église Sainte Claire, Oliver Frank Chanarin s’intéresse quant à lui aux robots des entrepôts des sites de commerce en ligne qui remplacent la main d’œuvre humaine. Son installation « A Perfect Sentence » met en scène un travail photographique traditionnel – des portraits en argentique réalisés lors d’un road trip dans l’Angleterre de l’après brexit –, et l’esthétique industrielle des usines. Dans l’exposition, un bras mécanique déplace les tirages encadrés, modifiant la scénographie de l’exposition devant les spectateurs, selon des algorithmes. « Je joue ainsi sur le contraste entre d’un côté la fragilité humaine avec des portraits intimes tirés en petits formats, et de l’autre la lourdeur et l’aspect mécanique des robots », explique Oliver Frank Chanarin.
Être du 21e siècle, c’est aussi vivre à l’ère de l’intelligence artificielle qui ne cesse de gagner du terrain dans le monde de l’image et suscite bien des débats depuis deux ans. Sur les 50 projets de cette Biennale, au moins six d’entre eux sont issus de générateurs d’images à partir de textes. Parmi eux, trois portent sur la « photographie souvenir ». Un paradoxe si l’on considère qu’il n’y a pas plus intrinsèquement humain, personnel et intime que cet usage et cette pratique sociale du médium.
En effet, la photographie n’est-elle le fameux « ça a été » théorisé par Roland Barthes dans son livre La Chambre claire ? Chacun à sa manière le Français Alexey Chernikov, la Britannique Maisie Cousins et la grecque Maria Mavropoulou réalisent l’impensable : s’inventer des photos souvenir, c’est-à-dire créer des traces de « ce qui n’a pas été ». Reprenant les codes de la photo souvenir, le premier imprime ses images en polaroid et la seconde au format proche du 10 x 15 cm (impression standard des albums de famille).
Quant aux grands formats de Maria Mavropoulou (à voir en extérieur), ils mettent en évidence les imperfections des images générées par l’IA. Car aucun de ces artistes ne cherche à leurrer le spectateur, ils invitent plutôt à réfléchir sur cette évolution de taille : ces images ne sont pas le fruit d’une vision de l’œil humain – et donc d’un vécu – mais le résultat de calculs et de probabilités.
« (dis)connected entre passé et futur », 9e Biennale des arts visuels Images Vevey, à Vevey, en Suisse, du 7 au 29 septembre 2024,
Catalogue, éditions Images Vevey, 340 pages, 27 euros