« Ils pourront couper toutes les fleurs, ils n’arrêteront pas le printemps. » Avec un budget restreint mais fort d’un engagement bénévole conséquent, l’un des rendez-vous phare de Sète et, plus largement, de la photographie documentaire, reprend la mer. Après la mise à l’arrêt du monde culturel ces deux dernières années, le festival Images Singulières a dévoilé sa programmation lors du week-end de l’Ascension. Depuis 2009, des milliers de passionnés venus des quatre coins de France et au-delà s’embarquent, à cette occasion, pour un voyage immersif à la croisée des chemins de la photographie documentaire reconnue et celle émergente. Une programmation riche et éclectique qui réunit divers horizons et parcours avec notamment, pour cette édition 2022, le Beyrouth brisé de Myriam Boulos, lauréate du Grand Prix ISEM 2021 de la photographie documentaire, un portrait de la paysannerie féminine signé Alexis Vettoretti, le noir et blanc onirique de Sebastien Van Malleghem et de Gabrielle Duplantier ou encore les témoignages terribles et poignants de Kent Klich et de Camille Gharbi, sur le système de soins psychiatriques russes et les violences conjugales. « Le choix ne se fait pas du tout de manière rationnelle. On mise sur l’éducation à l’image et on évite pour cela d’inviter des photographes pénibles sur un plan relationnel. Ça participe du projet car la photographie est, avant tout, un moyen de rencontrer les autres », souligne Gilles Favier, photographe de renom, directeur artistique et co-fondateur, avec Valérie Laquittant, de ce festival photographique à taille humaine et gratuit.
Hors-cadre
C’est là le point fort d’ImageSingulières qui défend une photographie documentaire accessible à tous et hors-cadres. « J’ai été biberonné aux images de Cartier-Bresson où on n’avait pas le droit d’enlever le bord de l’image. La forme, on s’en tamponne un peu en réalité, c’est le fond qui compte », ajoute celui qui a pris part, durant trente ans, à l’aventure de l’Agence VU’ aux côtés de son fondateur Christian Caujolle, qui a rejoint ImageSingulières dès ses débuts. Et l’ambiance décontractée qui règne sur le festival sétois illustre bien cet esprit engagé et sans chichi porté par ces hommes et femmes qui le font vivre. Du 26 au 29 mai, visites, projections, concerts et rencontres-débats ont introduit les trois semaines d’expositions proposées dans la Venise du Languedoc. Avec un verre de l’amitié servi à chaque vernissage, lui aussi gratuit, offrant une pause propice aux conversations désinhibées dans cette chaude déambulation parmi ces rues habillées de graffitis.
Entre les embruns et les douces odeurs de cafés fumants, les pieds léchés par la mer ou réchauffés par les pavés des placettes de l’Ile Singulière, les photographes et visiteurs du festival ImageSingulières flânent, se croisent et échangent à leur guise entre la chapelle du Quartier-Haut, l’ancienne salle de cinéma The Rio, le Chai des Moulin, le Théâtre de la Mer, le Centre photographique documentaire ou encore le Jardin Antique Méditerranéen de Balaruc-les-Bains. Des rencontres appréciées en premier lieu par les locaux qui inaugurent chaque année, avec ImageSingulières, la saison des festivals. « C’est une bonne chose de se réapproprier tous ces sites qui font l’âme de Sète, ça permet de faire découvrir notre ville et de la faire vivre », relève Auria, une habitante. « Je viens tous les ans, nous avons la chance d’y rencontrer les photographes qui nous apportent de la profondeur, de la contextualisation, nous expliquent la genèse de leur projet avec tout le processus d’apprivoisement de leur sujet », ajoute Joe, une autre Sétoise.
Raconter l’Histoire
Disséminées dans différents lieux symboles de l’identité culturelle de Sète, les séries sélectionnées, poétiques et puissantes, dessinent souvent une société terrible et en perpétuel mouvement. Leurs points communs ? Un travail photographique chronophage, engagé et parlant. « Si vous voulez apprendre des gens, parler le même langage, cela nécessite du temps », souligne Kent Klich invité à présenter à la chapelle du Quartier-Haut, le fruit d’un travail au long cours (rien qu’une vingtaine d’années) réalisé autour des conditions de vie destructrices des instituts psycho-neurologiques russes. L’artiste suédois est venu spécialement du Danemark pour parler de ces lieux où sont recluses, entre autres, des personnes présentant des déficiences intellectuelles, un retard mental ou des signes de démence. Mais aussi, et sans exception jusqu’à leur majorité, les enfants handicapés. Au fil des clichés de Kent Klich apparaissent les stigmates de traitements lourds et d’une déshumanisation programmée.
Fondus dans le décor
Patrick Wack a lui-aussi pris son temps pour tirer le portrait de la région autonome ouïghoure du Xinjiang, victime d’un génocide culturel et de la fulgurante croissance du tourisme chinois. Quatre ans au total auront permis au membre du collectif Inland de couvrir ce sujet mêlant géopolitique et histoire dans une région de Chine qui ne ressemble pas à la Chine. « J’ai choisi cette zone défigurée par les nouvelles routes de la soie tracées par Pékin et la répression des Ouïghours. » Faisant ainsi un astucieux parallèle visuel à la conquête de l’Ouest américain, avec une narration de l’évolution de la région et de sa sinisation à marche forcée. Une mutation flagrante à travers « des images d’abord pleines de couleurs et d’animations montrant des femmes voilées, des habits traditionnels », puis des paysages où tous symboles moyen-orientaux et musulmans se sont comme évaporés, laissant place à un tourisme invasif et malaisant. Cette culture en voie d’extinction observée depuis 2016 par Patrick Wack se fond parfaitement sur les murs défraichis et la pierre friable du Rio, cette ancienne salle de cinéma sétoise.
«Pousser à la réflexion»
Si le temps est un élément indispensable pour fournir de telles images, une certaine sensibilité, un lien étroit, parfois même personnel, avec le sujet exploré le sont tout autant. C’est le cas, par exemple, de Camille Gharbi, qui a puisé dans son vécu pour donner du sens à son enquête photographique sur les féminicides et violences conjugales. Et mettre ainsi en lumière, sans détour, le silence et l’immobilisme entourant ce fléau. Trois séries qu’elle étoffe depuis 2018 faisant dialoguer victimes, bourreaux et objets du quotidien devenus fatals, ces « preuves d’amour » figées sur fond blanc. Une poésie qui tourne subtilement au cauchemar. « L’idée était de produire des images avec le moins d’affect possible, sans pathos, de manière douce et neutre pour créer un effet de contraste avec le sujet et pousser à la réflexion », explique la photographe.
Avec Laurent Elie Badessi, exposé au Centre photographique documentaire aux côtés de l’artiste résidente Gabrielle Duplantier et de Raphaël Neal, le spectateur s’imagine directement le drame avec des enfants, posant armes à feu en main, souvent tout sourire, le doigt parfois déjà positionné sur la détente. Individuellement ou collectivement, les photographes illustrent chacun à leur façon les enjeux et visages du monde actuel.
Un regard pluriel essentiel, à l’image du projet Fragiles, fruit de trois ans de travail mené par le collectif Tendance Floue qui dépeint sur les murs du Chai des Moulins les vulnérabilités, précarités et incertitudes d’un monde sous haute tension.
“ImagesSingulières”, 17 rue Lacan 34200, Sète.