Depuis plusieurs semaines, le milieu de la photographie ne parle que d’intelligence artificielle. Cette dernière est aussi sur toutes les lèvres à Sète, entre ceux qui s’en indignent et ceux qui la soutiennent. Pour tous les acteurs, une chose est certaine : elle est inévitable et va révolutionner le monde de l’image. Ce qu’elle ne remplacera certainement pas, c’est la chaleur humaine d’un festival photo, et en particulier celui d’Images Singulières. Et la propension des amoureux de ce médium à échanger sur les travaux des photographes, à évoquer les récents événements mondiaux qu’ils couvrent, à fêter leur dur labeur sur fond de musique et de verres de vin.
La fête, c’est justement le sujet du portraitiste Frédéric Stucin, habitué aux couvertures des meilleurs magazines et au style si cinématographique, flashs déportés, éclairage dans la face, même en pleine journée. Il a parcouru la France à la recherche des fêtes les plus originales du pays, les bals, foires, carnavals, ferias, ducasses : fête du cochon, fête des grands pieds, course de caisses à savon…
Un projet réalisé dans le cadre de la Grande commande photographique initiée par la Bibliothèque Nationale de France en 2021 où 100 photographes documentaires ont été sélectionnés pour photographier la France, chacun recevant 22 000 euros pour produire leur travail, et qui rappelle bien sûr la FSA aux États-Unis après la grande crise de 1929 et le fonds extraordinaire qui en découla ou, plus proche, la Datar, qui de 1984 à 1989 a permis de documenter la France à une époque différente.
« En 2003 ou 2004, j’ai fait un reportage pour Libération à Bulle, dans le Doubs, durant la fête des grands pieds », raconte le photographe. « L’ambiance était hyper joyeuse, très familiale. Avec une piscine pour y sauter avec ses grands pieds, un grand banquet et de grandes tables pour manger, façon Astérix. Quand la BNF nous a parlé de radioscopie de la France, je me suis dit que ce qui était intéressant, c’était d’aller voir ce qui se passe en France, de sortir de la ville. Alors j’ai fait une dizaine de fêtes, pendant l’été, à rythme d’une, deux voire trois par weekend. Ma frustration : ne pas pouvoir être partout à la fois. Quand il y a la fête des jumeaux en Bretagne, il y a aussi la fête de la vaisselle dans le Vaucluse. »
À Sète, en ce week-end de l’Ascension, la photo se mêle à la brocante, où l’on peut acheter un pull rouge Claudie Pierlot pour 1 euro, manger des fruits de mer, et danser avec des êtres humains de 7 à 77 ans sur de la musique punk, l’un des caractères méconnus de cette attachante ville. Comme bien d’autres, qui chaque année sont mis en lumière par les artistes choisis pour la résidence financée par le festival. Cette fois, c’est le photographe italien Lorenzo Castore qui a arpenté les rues de la Sète, pour un portrait sensible et en noir et blanc, exposé au fort Richelieu, la batisse qui surplombe la ville depuis le 18e siècle.
Au Centre photographique documentaire, son lieu dédié, Images Singulières présente, jusqu’à début août, six photographes de la grande commande sur la France de la BNF – dont Frédéric Stucin donc, mais aussi Valérie Couteron, Stéphanie Lacombe, Pierre Faure, Richard Pak et Kourtney Roy -, qui grâce aux collaborations entre l’institution parisienne et les festivals français (on en dénombre plus de 70) voient leurs projets aux divers styles prendre la route à travers tout le pays.
« Il y a 10 millions de personnes qui vivent en dessous du seuil de pauvreté en France (1100 euros) », explique Pierre Faure, qui avant d’être photographe était salarié de La Poste. « Mon projet, France Périphérique, s’intéresse depuis 2015 à ces gens-là. Je photographie une région après l’autre. A Sète, j’expose mes images réalisées en Nouvelle Aquitaine. Il y a notamment ce portrait de deux frères ouvriers agricoles, qui avaient 80 vaches et dont l’exploitation a été mise en liquidation. Je les ai rencontrés dans un groupe de paroles, cela leur fait du bien. Eux, ce sont des gens à qui la société dit qu’elle n’a pas besoin d’eux. Ce sont ceux qui nous nourrissent. C’est sidérant. »
Hors-France
A l’autre bout du monde, en Polynésie Française, Richard Pak a photographié les rae-rae, ces travestis ou transgenres acceptés dans la société tahitienne depuis des siècles, alors que nos sociétés occidentales ne s’ouvrent qu’aux sujets queer et troisième sexe que depuis très récemment. L’affiche officielle du festival, un portrait de Shana, à moitié nu.e au pied d’une cascade, a d’ailleurs été vandalisée à la gare de Sète, preuve que les mentalités ont encore des efforts à faire dans l’acception de la différence. « C’est une preuve que nous avons fait le bon choix », lâche Gilles Favier, le directeur du festival.
Comme chaque année, Images Singulières propose également un tour du monde social à travers quelques reportages au long cours sur des problématiques contemporaines. Dans cette veine, Eric Garault s’interroge sur la place de l’homme dans son environnement. Au Brésil, le photographe s’est rendu dans le Minas Gerais, autrefois la plus riche région du pays, et a réalisé des portraits de paysans oubliés de l’expansion économique brésilienne, dépassés par l’avancée du monde, et qui inventent une manière de se lier aux rythmes de la nature en devenant éco-responsables.
« Qu’est-ce que la roça ? C’est le pays, un monde rural et ses traditions où les hommes et les femmes vivent au rythme du soleil », explique-t-il. « Parmi eux, des néoruraux venus faire revivre des fazendas. Moi qui pensais faire la chronique d’un monde voué à disparaître, j’ai réalisé que j’ai terminé ce travail en photographiant la renaissance de la roça. » Des photos qu’Eric Garault a publié dans un ouvrage chez Courtes et Longues, un éditeur qui, fait rare pour l’époque, ne lui a pas demandé de verser 15 ou 20 000 euros pour le produire.
Au Brésil, il y a aussi Atafona, une petite ville située dans le delta du fleuve Paraíba do Sul, théâtre surtout d’une montée des eaux si rapide qu’elles en réduisent à de vulgaires ruines les maisons sur les plages autrefois paradisiaques. Un spectacle digne de l’Atlantide et dont s’est fait le témoin Felipe Fittipaldi avec sa série Eustasy.
Toujours en Amérique du Sud, Rodrigo Gomez Rovira, chilien mais aussi un peu français, raconte lui au travers d’images intimes et d’archives le coup d’État de Pinochet de 1973, alors qu’il est jeune garçon, événément qui provoquera l’exil de sa famille en France. « Mes premiers souvenirs d’enfance remontent à l’époque du coup d’État militaire au Chili. J’avais un peu plus de 5 ans… Je me souviens de la cheminée où ma mère brûlait des livres pendant la nuit. Je me souviens quand un homme frappa au portail au coucher du soleil, il était dans la rue à l’heure du couvre-feu. Ma mère ouvrit, lui tendit une couverture et une assiette de nourriture, il a passé la nuit dans l’entrée. Je me souviens du voyage en avion. Et puis la France… Les retrouvailles avec mon père. L’appartement de la cité des Fossés Jean de la ville de Colombes. »
Images Singulières, dont le budget 2023 est d’environ 250 000 euros et en baisse de 100 000 euros par rapport aux autres années en raison de subventions publiques moins présentes, ne serait pas un festival respecté depuis plusieurs années par les acteurs de la photographie s’il ne rendait pas aussi hommage aux plus grands photographes de notre époque.
Ainsi Michel Vanden Eeckhoudt, à voir à la Chapelle du Quartier Haut, photographe belge bien connu pour ses photos d’animaux aux regards de détresse, dans des situations dangereuses, une sorte de monde animal malheureux qui interroge sa condition, et dont l’exposition, fait drôle, est interdite aux chiens. « La photographie, c’est très simple, ou bien on a vu, ou bien on n’a pas vu. Il faut être là, avoir vu, avoir capté et bien capté. Une photographie réussie est un petit miracle où le hasard a joué un grand rôle. Il faut mettre les chances de son côté : être au bon endroit au bon moment, un appareil en main, de bonnes chaussures aux pieds, on part à la chasse aux papillons et on fait du hasard son allié. »
Festival Images Singulières, jusqu’au 11 juin 2023, et jusqu’au 6 août 2023 pour certaines expositions, à Sète.