Une chambre noire et un vieil album photo : c’est tout ce que la photographe Suzuki Mayumi a retrouvé du studio de son père après la « triple catastrophe » de Fukushima qui frappe le Japon en 2011 et fait près de 20 000 victimes. Ces deux vestiges sont aujourd’hui visibles dans le cadre de l’exposition « Répliques » à Arles (espace Van Gogh). « L’histoire de cette artiste qui n’a jamais retrouvé ses parents m’a bouleversé », témoigne Philippe Séclier, commissaire de l’exposition. « Les portraits de l’album sont mangés par l’eau et la boue ; les clichés pris par Mayumi elle-même avec l’appareil retrouvé sont floutés, tant la lentille est abîmée. Mais il émane de tout cela une force et une résilience impressionnantes. »
Cette année, les Rencontres d’Arles se parent d’un voile nippon : cinq expositions rendent hommage à la création artistique japonaise et mettent les femmes à l’honneur. L’objectif est double : à la fois multiplier les regards sur le Japon et la photographie japonaise, et révéler combien les contributions d’artistes femmes ont été déterminantes dans l’histoire de cet art. Dans « Belongings » (salle Henri Comte), Ishiuchi Miyako a par exemple photographié les possessions de sa mère décédée. « Je n’avais jamais pensé au corps de ma mère, et désormais je le découvrais en détail, grâce à la photographie », explique-t-elle. « J’ai documenté le pathos de la chemise sans épaules sur lesquelles s’accrocher, du dentier sans bouche dans laquelle se glisser, du rouge à lèvres sans lèvres à orner, des chaussures sans pieds à occuper. »
Né en 1922 sur la côte Pacifique, le photographe autodidacte Uraguchi Kusukazu a, quant à lui, documenté durant trente ans la vie des « ama » de sa région, ces « femmes de la mer » qui plongent en apnée pour pêcher les ormeaux, des coquillages prisés. « Ces communautés, qui existent depuis toujours, sont très présentes dans l’imaginaire japonais », détaille Sonia Voss, commissaire de l’exposition. « Elles ont été fréquemment photographiées, mais souvent de façon exotique. En se mêlant à elles, en gagnant leur confiance, Uraguchi a pu réaliser des clichés plus authentiques. »
L’exposition « Ama » (Abbaye de Montmajour) permet donc de découvrir ce regard « de l’intérieur » qui accompagne ces femmes à différents moments de leur vie : plongées, récoltes d’algues, participation à des rituels… Et moments de repos dans l’amagoya (« cabane des ama »), un espace de transition où jeunes apprenties et vétéranes se retrouvent autour d’un feu. « Le langage photographique d’Uraguchi et son identité d’artiste se sont forgés au contact de ces femmes libres, fortes, très différentes des stéréotypes de la femme modèle japonaise », traduit encore Sonia Voss. En noir et blanc, avec de forts jeux de contraste, ces photos ancrent le travail de l’artiste dans une époque – celle des années 1980 – et s’avèrent d’autant plus précieuses que ce mode de vie traditionnel est aujourd’hui menacé par la surpêche et le réchauffement climatique.
Des communautés unies dans un destin commun, en profonde interaction avec leur environnement : la résonance avec « Répliques » est forte. Philippe Séclier et Marina Amada ont sélectionné une dizaine d’artistes japonais qui, chacun à leur façon, se sont attachés à documenter sur la durée les conséquences du drame de Fukushima. « Nous avons visé la complémentarité », détaille Philippe Séclier. « Les histoires personnelles de photographes directement confrontés à la tragédie, comme Suzuki Mayumi, côtoient le travail d’Ono Tadashi par exemple ». Ce dernier a choisi le prisme de l’écologie, en photographiant cette immense digue de 10 mètres de haut. « Nul ne sait si elle sera capable de résister à un autre tsunami, mais elle bouleverse déjà radicalement le paysage et la relation qu’entretiennent les locaux avec le littoral », précise Séclier.
Ishiuchi Miyako. ひろしま/hiroshima #21 donor: Segawa, M., Avec l’aimable autorisation de l’artiste / The Third Gallery Aya.
Attester de la destruction, mais aussi de la reconstruction : « Sasaoka Keiko s’intéresse aux mémoriaux qui transforment ces lieux anéantis en lieux de mémoire, entretenant le rapport avec les victimes et les disparus ». L’exposition s’attache aussi à témoigner d’autres conséquences moins visibles, comme l’exode massif de populations qui, fuyant la zone radioactive, ont ensuite été stigmatisées à leur arrivée dans d’autres régions. Et tente de se confronter à la difficulté de la représentation de la radioactivité : comment rendre visible l’invisible ?
« Transcendance » (Vague) est une autre de ces expositions plurielles, mettant en avant des points de vue cette fois exclusivement féminins. « Six séries signées par six photographes femmes ont été sélectionnées, chacune aux écritures très différentes », explique Lucille Reyboz, commissaire de l’exposition. « Ces artistes, à l’identité bien affirmée, se retrouvent toutes dans la photo comme moyen de survie. Qu’il fasse écho à des problèmes sociétaux ou reflète une histoire plus personnelle, l’objectif a été une façon de trouver leur place. »
Preuve du dialogue entre ces expositions transversales : on retrouve le travail de certaines de ces photographes dans plusieurs lieux. Mayumi Suzuki est visible aussi dans « Répliques », et les images de la série « Bible » d’Okabe Momo, une autre des artistes de « Transcendance », sont également présentées dans « Quelle joie de vous voir ». « Le travail d’Okabe est particulièrement singulier, justifie Lucille Reyboz. Elle donne à voir une véritable épopée contemporaine, en mettant l’accent sur des choix de vie atypiques, mais profondément poétiques, même si l’approche crue privilégiée, avec des couleurs fortes et franches, peut parfois dérouter. »
« Lever le voile sur un large éventail d’approches fondées sur le vécu et les points de vue des femmes japonaises sur le monde, l’histoire et la société » : c’est enfin le pari de l’exposition « Quelle joie de vous voir : photographes japonaises des années 1950 à nos jours » (Palais de l’archevêché), qui réunit vingt-cinq artistes de générations différentes, médiatisées ou inconnues du grand public. Ce projet ambitieux illustre la dimension libératrice de la photo, vecteur de récits, de partage, d’autoreprésentation et d’expression de soi. En réunissant pour la première fois ces travaux hétéroclites, cette programmation arlésienne réussit son pari : déconstruire les stéréotypes longtemps associés à la photographie japonaise – souvent perçue comme un travail d’homme, principalement en noir & blanc – et visibiliser un nouveau langage, particulièrement prisé des femmes artistes contemporaines.
Le festival des Rencontres d’Arles se tient jusqu’au 29 septembre 2024 à Arles, en France. Plus d’informations sur leur site web.