En maillot de bain doré, en vierge implorante ancrée dans la cire d’une bougie ou nue sur un cheval gonflable, Isabella Madrid, photographie colombienne de 25 ans, joue, à Circulation(s) de nombreux rôles – ceux que la société colombienne inculque aux femmes et que les étrangers consomment sans modération. Dans un projet fait de contradictions, le sourire aux dents blanches de l’artiste devient une arme, destinée à déconstruire les archétypes qu’elle érige. Une manière pour elle de se réapproprier une identité fragilisée par l’hypersexualisation qu’on lui a imposée.
Vous avez étudié la photographie à l’ECAL et commencé, dès lors, à explorer des thématiques qui vous accompagnent encore aujourd’hui, lesquelles ?
J’ai toujours travaillé en me mettant en scène à travers des autoportraits. Je voulais élaborer une œuvre à partir d’une identité définie par sa fascination pour les réseaux sociaux et par le fait de grandir dans un pays obsédé par la beauté, dont les valeurs traditionnelles sont parasitées par la violence, la pop culture et le fait d’être une femme.
Ces enjeux se retrouvent également dans « Buena, Bonita y Berata »...
Oui. L’idée de cette série m’est venue alors que je réalisais mon projet de fin d’études. Je vivais toujours en Suisse et je lisais des articles à propos de Colombiennes victimes de féminicides perpétrés par des hommes étrangers venus visiter le pays à la recherche de femmes qu’ils pourraient acheter et utiliser comme ils le souhaitent. J’ai commencé à me questionner sur ce que signifie être une femme colombienne, d’un point de vue à la fois extérieur et intime, en puisant dans mes propres souvenirs et anecdotes. Quels sont les codes qui constituent l’univers visuel de leur représentation et comment pouvais-je incarner, jouer et déconstruire ces codes pour en redéfinir le sens ?

Vous abordez donc les notions d’archétype et de préjugé dans cette série. Comment, selon vous, sont perçues ces femmes et comment cela les impacte ?
Les femmes colombiennes sont généralement perçues comme des poupées exotiques, sensuelles, heureuses, virginales, dévouées et loyales. Des poupées avec lesquelles on peut jouer si l’on possède assez pour les impressionner.
Cette image peut faire naître une croyance : si elles sont suffisamment sexy, si elles trouvent l’homme (étranger) parfait, si elles s’achètent un certain corps et le vendent comme il faut, elles peuvent connaître confort et luxe. Ça a coûté la vie à certaines de ces femmes.
Pourquoi avoir choisi l’autoportrait plutôt que de mettre en scène d’autres femmes ?
Parce que ça me permet d’explorer et décortiquer ma propre identité, d’incarner non seulement mes expériences, mais aussi de me réapproprier les blessures causées par mes années en Colombie. Ça me permet aussi de me débarrasser d’une quelconque forme de pression en m’amusant et en cassant les codes avec lesquels j’ai grandi, de raconter des histoires qui, même si elles ne m’appartiennent pas toutes, existent en moi. Ça me donne de la force et me permet de guérir.
J’entends également partager ma vision de la « femme colombienne » et, ce faisant, permettre à la tolérance de s’instaurer. Je souhaite mettre en avant la violence coloniale constante à laquelle ces femmes ont toujours été soumises et me réapproprier les narrations qui en découlent.


Vous faites justement référence à des pans de l’histoire colombienne de ce projet. Lesquels, par exemple ?
Je me réapproprie l’image de Simon Bolivar nu sur son cheval blanc, l’une des principales représentations du pouvoir en Colombie – et, en mettant en scène un corps féminin, je transforme sa signification. J’utilise également souvent du doré, en référence à la matière avec laquelle étaient représentés les corps dans la tradition précolombienne, mais aussi comme un moyen d’aborder la commercialisation et l’objectification des Colombiennes. Enfin, je m’intéresse à la figure du cheval et à ce qu’elle représente : la masculinité et le pouvoir. Beaucoup d’hommes, en Colombie, sont obsédés par eux, en achètent pour les faire participer à des salons hippiques qui sont semblables à des concours de beauté – une autre obsession du pays !
En dépit de la profondeur des sujets traités, l’esthétique de « Buena, Bonita y Berata » est étonnante : kitsch, ludique. Pourquoi ?
Je veux que les paradoxes que j’aborde soient visibles dans l’esthétique même du travail. C’est un état constant de contradiction qu’on ne retrouve pas seulement dans la série, mais aussi dans ma vie : j’essaie de m’amuser sans pour autant oublier la violence.


Comment ce projet a-t-il été reçu, jusqu’à présent ?
Bien mieux que je ne le pensais ! Il a permis d’initier de nombreuses conversations que je trouve très importantes parce qu’elles ont ouvert les yeux aux personnes qui observent de l’extérieur tout en permettant aux femmes colombiennes de se sentir vues, comprises, de se reconnaître dans ces images. Je suis ravie et très fière de voir ce travail se déployer dans différents espaces, et je rêve de pouvoir le montrer en Colombie, un jour.
« Buena, Bonita y Berata » est visible jusqu’au 1er juin au Centquatre, à Paris, dans le cadre du festival Circulation(s).