Le photographe Jamel Shabazz, qui a grandi dans le quartier de Red Hook à Brooklyn dans les années 1960, a vécu une époque où dans son quartier régnait un esprit communautaire affirmé. « C’était l’un des derniers projets de logements publics de Brooklyn, et tout le monde était voisin », se souvient-il. « Presque tous mes amis vivaient avec leurs mères et leurs pères, et beaucoup des pères étaient des vétérans de l’armée. Nous avions une piscine et une piste de taille olympique, de beaux parcs et des terrains de baseball. C’était un environnement très vert. Au cœur des projets, nous avions une boulangerie et cela sentait la cannelle à tout moment de la journée. »
Le jeune Jamel, sa sœur aînée et son jeune frère vivent alors dans un appartement de deux chambres, tandis que sa grand-mère vit dans l’immeuble d’en face. Sa mère, infirmière, travaille le soir, tandis que son père, photographe, collectionne les œuvres d’art et les livres, construit des modèles réduits d’avions et conserve les albums de photos de la famille. Shabazz fréquente une école catholique, principalement irlandaise et italienne, avec son cousin qui vit dans le quartier. « Une chose que je peux dire à propos de cette école, c’est que je n’ai jamais connu le racisme », dit-il. « C’était la première fois que je quittais les projets et que j’interagissais avec des Irlandais et des Italiens. Nous étions tous innocents. Ce que leurs parents pouvaient ressentir était une chose, mais entre enfants, nous étions tous les mêmes. Nous ne comprenions pas du tout la notion de race. »
Mais lorsqu’il s’agit d’enseigner l’histoire et l’actualité, l’école ignore presque totalement le sujet racial aux Etats-Unis, ainsi que le climat politique plus large du Mouvement des droits civiques et de la guerre du Vietnam. « J’étais très conscient du Viêt Nam parce que des gens de notre communauté ont été appelés à la guerre. En plus des gros titres des journaux et des informations télévisées, la musique de protestation m’a aidé à développer ma conscience très tôt », explique Jamel Shabazz. « À l’école, nous avons appris à connaître Lewis et Clark, George Washington et les présidents, mais je n’ai jamais rien appris sur qui j’étais en tant que personne. C’est ce qui m’a attiré à la bibliothèque et à lire les livres de mon père. »
Que se passe-t-il ?
À l’âge de 9 ans, Jamel Shabazz saisit l’exemplaire dédicacé du livre fondateur de Leonard Freed, Black in White America : 1963-1965, que son père expose fièrement sur la table basse de la maison. En feuilletant le livre, il découvre des choses dont ni ses parents ni son école ne lui ont jamais parlé. Avec un dictionnaire à portée de main, le garçon commence à se renseigner sur des termes comme « racisme », « ségrégation », « viol », « castration » et « lynchage », ainsi que les insultes inadmissibles que les Blancs utilisent depuis longtemps pour dénigrer les Noirs.
« Lorsque j’ai ouvert le livre de Freed, ce sont d’abord les images qui m’ont captivée. La première photo du livre est celle d’un soldat noir stationné en Allemagne. Cela a immédiatement attiré mon attention, car à cette époque, mon oncle était stationné en Allemagne. Il écrivait des lettres à ma grand-mère et je regardais ses photographies chez elle », se souvient Shabazz. « J’ai commencé à parcourir le livre, à regarder les gens et à découvrir d’autres régions pour la première fois : Harlem, le Mississippi, la Caroline du Sud. Je voyais pour la première fois la ségrégation Jim Crow dans le Sud, des panneaux qui disaient “Blancs seulement”. C’était déconcertant pour moi, mais j’avais envie de comprendre ce qui se passait. »
Shabazz lit et relit le livre, parcourant les photographies, puis le texte. « Cela m’a ouvert à un tout nouveau langage qu’on ne m’avait pas enseigné », se souvient le photographe. « J’ai commencé à chercher pourquoi les Noirs étaient brutalisés et à établir des liens entre la Confédération, le Ku Klux Klan, le système carcéral et le racisme. C’était comme les pièces d’un puzzle, je parcourais le livre et j’étais choqué par les choses que je découvrais. Ce livre a résonné en moi plus que tout autre livre que j’ai lu à l’école, car il m’a donné un aperçu historique des Noirs dans ce pays. Il m’a aidé à comprendre pourquoi un homme brandissait une pancarte disant “Nous devons obtenir justice” lors des marches pour les droits civiques. »
Inner City Blues
Black in White America : 1963-1965 de Leonard Freed va apporter à Jamel Shabazz une large carte de l’impact historique, sociologique et psychologique du racisme à un âge formateur. Bien avant que Shabazz ne début la photographie qu’à l’adolescence, l’œuvre de Freed va ainsi contribuer à le sensibiliser aux profonds problèmes raciaux en Amérique.
Au début des années 1970, Shabazz et sa famille déménagent à Flatbush, une quartier où Freed a vécu, mais les deux photographes en herbe y ont grandi à des époques différentes. Freed grandit dans ce quartier de Brooklyn dans les années 1930 et 1940, à l’époque où Flatbush est une communauté judéo-italienne et le lieu d’enfance d’artistes tels que Barbara Streisand, Mickey Spillane, Neil Diamond et le champion d’échecs Bobby Fischer.
Dans le sillage de la loi sur les droits civils de 1964, la législation sur la réforme du logement commence à faire tomber la ségrégation de facto, qui caractérise à l’époque toutes les régions du pays en dehors du Sud et empêche les Noirs américains de s’installer dans les quartiers blancs par le biais de pratiques discriminatoires comme le redlining. Dans les années 1960, les Afro-Caribéens et les Noirs américains commencent à s’installer à Flatbush et pooussent les familles blanches de la classe moyenne à fuir, ce qui fait baisser les prix des logements. Par un curieux coup du sort, Fred Trump, participant à un rassemblement du KKK et père du 45e président, qui a été poursuivi pour discrimination en matière de logement par le ministère de la justice en 1973, construit bon nombre de ces maisons aujourd’hui abordables.
De nombreuses familles blanches restées à Flatbush n’ont alors tout simplement pas les moyens de déménager et affichent hardiment leur bigoterie. « Cela n’avait aucune importance que nous vivions dans le quartier et que nous allions à l’école avec eux. Les Italiens venaient en voiture avec des battes de baseball et nous traitaient de [expurgé] », révèle Jamel Shabazz. « Je n’ai jamais été appelé comme ça à Red Hook, mais en déménageant à Flatbush, j’ai fait l’expérience de ce que c’était que d’être haï et poursuivi pour la première fois. C’est à ce moment-là que ce que disait le livre de Freed est entré en jeu. J’avais des amis qui étaient envoyés en bus dans des écoles de blancs et qui devaient se battre tous les jours. Nous avons vu que les problèmes des années 60 étaient encore très présents dans les années 70 – et nous ne parlons pas de l’Alabama ou du Mississippi. Nous parlons d’ici même, à Brooklyn. »
Que se passe-t-il, mon frère ?
En 1980, Jamel Shabazz rentre chez lui après avoir servi deux ans dans l’armée et découvre que tout a changé. Les armes à feu ont fait leur chemin dans la communauté, suivies par la drogue, déchirant une nouvelle génération de jeunes Noirs américains. Les parents de Shabazz ont divorcé. Il va rester chez son père, une expérience qui les rapprochera.
« Je suis rentré avec mon appareil photo et mon père a vu que je prenais ça au sérieux », se souvient le photographe. « Il était très enthousiaste à ce sujet en raison de son amour de la photographie. Il était connu comme le photographe de la famille et maintenant son fils embrassait ce métier. Il ne m’a pas poussé à le faire ; c’est juste que j’étais intéressé. Il m’a confié une mission et l’une des premières choses qu’il a faites a été de me dire de regarder Black in White America : 1963-1965 de Leonard Freed pour étudier la lumière et la composition. Je me souviens avoir été à nouveau fasciné parce que je revisitais le livre qui m’avait inspiré à mes débuts et maintenant, toutes ces années plus tard, je l’utilisais comme guide. »
Mais par-dessus tout, Shabazz veut faire partie du grand monde, appareil photo en main, en contact avec les personnes qui attirent son attention et participer à des conversations importantes sur les sujets qui l’animent. Bien avant de débuter la photo, il sort l’un des albums d’images soigneusement sélectionnées qu’il transporte dans différents quartiers de New York pour discuter avec de jeunes hommes et femmes noirs de leur vie et de leur avenir. Une fois la conversation terminée, il prends une photographie pour commémorer leur rencontre, capturant la fierté qui se dégage de ces échanges.
« Sur une bobine de film, je filmais des choses qui m’intéressaient, comme des portraits de rue, et des photographies documentaires parce que je savais que mon père regarderait le travail », explique Shabazz. « J’ai mis un point d’honneur à faire ce qu’il me disait, comme photographier le paysage, les trains et les magasins, et je suis heureux de l’avoir fait. Une grande partie de ces premiers travaux a été perdue, mais j’ai quelques planches-contact et des tirages, qui pourraient être parmi mes meilleurs travaux de cette époque. »
Mercy Mercy Me
Lorsque Jamel Shabazz commence dans les années 1970 à parcourir New York, appareil photo en main, il prends note de ce qui se dit dans la rue, notamment les messages de haine et de sectarisme griffonnés à la main qui côtoient négligemment les chefs-d’œuvre du graffiti. Shabazz a été sensibilisé à l’écriture sur les murs d’abord au lycée, puis dans l’armée. « Cela vous donne une idée de ce qui se passe. J’ai remarqué que certains des graffitis dans les gares de mon quartier étaient racistes et cela m’a rappelé les panneaux ‘Whites Only’ que j’ai vus dans le livre de Leonard Freed. J’ai commencé à le documenter. J’ai réalisé qu’il y avait beaucoup de problèmes. Je devais naviguer à travers tout cela et la photographie est devenue un mode de vie pour moi. »
« Mon père m’a dit très tôt de porter mon appareil photo partout où j’allais pour qu’il devienne une partie de moi. En regardant dans le viseur, je regardais le monde différemment. Cela m’a permis de regarder à travers le troisième œil. J’ai vu des choses que les gens ne voyaient pas parce que j’avais été absent pendant un certain temps. En regardant le travail de Freed, j’ai compris que l’on pouvait faire des photos d’un point de vue différent, pas seulement des personnes mais de l’environnement. J’ai commencé à explorer de nouvelles communautés comme Harlem, le West Village et Times Square. L’appareil photo est devenu une boussole qui m’a guidé et m’a donné un but. »
Au fur et à mesure que Jamel Shabazz progresse en photographie, sa mission devient claire : apprendre du monde qui l’entoure tout en s’engageant à ses côtés au quotidien. Poussé par un mélange de curiosité et d’humanisme. Il emporte également un magnétophone pour préserver les conversations qu’il mène. « L’une des choses que j’ai apprises de Leonard Freed, c’est qu’il se rendait dans des endroits en se préoccupant des gens, et non en ayant peur », dit-il. « J’ai pris cela dans le livre et j’ai voulu être utile. Je voulais essayer de comprendre la prostitution et le sans-abrisme. J’ai travaillé dans un refuge pour hommes pendant une courte période et j’ai vu les conditions dont parlait Freed en temps réel. Je regardais l’esprit d’hommes brisés qui venaient du Sud et essayaient de trouver des mots, en portant les cicatrices du racisme. »
La bonne voie
Au cours des quatre dernières décennies, Jamel Shabazz s’est forgé un chemin singulier, utilisant la photographie comme un outil pour créer des liens et une communauté dans un monde qui a déformé, marginalisé et effacé l’histoire et les contributions des Noirs américains. Auteur de 7 livres, dont la prochaine édition augmentée de son classique de 2005, A Time Before Crack, Shabazz transcende ainsi le temps et l’espace avec son travail, construisant des ponts entre les générations dans le monde actuel.
Jamel Shabazz a également travaillé en tant qu’agent pénitentiaire de la police de New York, dans les prisons et les centres de désintoxication de la ville au plus fort du crack et du sida dans les années 1980 et 1990, faisant ce qu’il a pu pour aider les plus vulnérables. Il comprend alors que la photographie peut être utilisée comme une forme de « médecine visuelle » pour aider à élever, responsabiliser et inspirer les jeunes Noirs à une époque où ils sont de plus en plus victimes de la filière école-prison.
Avec la nouvelle exposition « Eyes on the Street », visible jusqu’en septembre au Bronx Museum of the Arts, Jamel Shabazz rassemble 150 œuvres réalisées dans les quartiers de Brooklyn de Red Hook, Brownsville, Flatbush et Fort Greene, à Harlem, dans le Lower East Side de Manhattan et dans la section Grand Concourse du Bronx, proposant ainsi un regard aux multiples entrées sur le quotidien dans les rues de New York, dans la tradition de Mary Ellen Mark, Gordon Parks et Leonard Freed. « Cela m’apporte une grande joie de savoir que je poursuis la conversation de tant de photographes qui sont venus avant moi », déclare Shabazz. « J’ai toujours espéré que mon travail aurait le même impact sur les jeunes que le livre de Leonard Freed a eu sur moi. »
« C’est un sentiment merveilleux, car il ne s’agit pas seulement de moi. Il s’agit de partager cette vision et ce voyage avec d’autres. Mais le plus important, c’est que les familles des personnes que j’ai photographiées peuvent feuilleter mes livres et voir une photo de leur mère, de leur père, de leur sœur, de leur frère ou d’eux-mêmes – et ce que cela leur fait ressentir, surtout à une époque où tant de choses ont été perdues. J’ai eu la chance de capturer une époque d’innocence qui sert de témoignage historique non seulement de l’histoire des Noirs américains, mais aussi de l’histoire et de la culture mondiales, afin que les générations futures puissent apprendre comment les choses étaient. »
“Jamel Shabazz : Eyes on the Street” est présentée jusqu’au 2 octobre 2022 au Bronx Museum of the Arts.
A Time Before Crack sera publié le 6 septembre 2022 par powerHouse Books, 39,95 dollars.
Black in White America : 1963-1965 est publié par Reel Art Press, 59,95 $.