James Baldwin, un réfugié dans la Turquie des années 1960

Durant dix ans, le photographe Sedat Pakay a immortalisé le plus célèbre expatrié américain depuis Ernest Hemingway.

« Je ne sais pas vraiment ce que je suis, politiquement parlant, vous savez », déclare l’écrivain James Baldwin en resserrant la ceinture de son peignoir autour de sa taille, tout en se déplaçant dans sa chambre, à Istanbul, en mai 1970.

Le photographe turc Sedat Pakay circule dans la pièce, caméra à la main, et filme silencieusement dans un noir et blanc granuleux un Baldwin comme on ne l’a jamais vu auparavant : à moitié nu, à la virilité impressionnante. Il ne porte guère plus qu’un simple slip blanc et un peignoir court, les draps sont défaits, sa prestance pleinement exposée.

« Je ne me suis jamais considéré comme un leader », poursuit Baldwin dans ce qui deviendra plus tard un court-métrage célèbre de Pakay, intitulé James Baldwin – From Another Place. « Je me considère comme une sorte de témoin, je suppose, je ne sais pas, mais mon arme ou mon outil, c’est ma machine à écrire, c’est mon stylo. Ce serait une erreur de ma part d’essayer de jouer un autre rôle que je ne saurais pas tenir. Voilà, c’est tout. »

James Baldwin, sans doute l’expatrié littéraire américain le plus célèbre depuis Ernest Hemingway, s’installe d’abord en France. Mais c’est à Istanbul qu’il rédige certaines de ses œuvres les plus inoubliables, notamment La prochaine fois, le feu (The Fire Next Time), Un autre pays (Another Country) et Pas de nom dans la rue (No Name in the Street), durant son séjour de plus 10 ans à Istanbul, la cité aux sept collines.

Baldwin at the steps at the Yeni Cami (New Mosque). © Sedat Pakay
Baldwin sur les marches de la Yeni Cami (Nouvelle Mosquée). © Sedat Pakay
Portrait of James Baldwin, 1964. © Sedat Pakay
Portrait de James Baldwin, 1964. © Sedat Pakay
Baldwin, Beauford Delaney, Bertice Reading and her children, 1966. © Sedat Pakay
Baldwin, Beauford Delaney, Bertice Reading et ses enfants, 1966. © Sedat Pakay

L’exposition « Turkey Saved My Life – Baldwin in Istanbul, 1961–1971 », à voir à la Brooklyn Public Library, à New York, revient sur ce chapitre extraordinaire de la vie de l’écrivain. Organisée en hommage au centenaire de Baldwin, elle rassemble des œuvres rarement vues de Sedat Pakay (1945-2016), lui natif d’Istanbul et qui a étudié la photographie sous la tutelle de Walker Evans à la Yale School of Art, avec son diplôme à clé en 1968.

Entre les deux hommes naît une amitié vouée à la grandeur. En 1969, le Smithsonian Museum expose l’un des portraits de Baldwin réalisés par Pakay, tandis que des extraits du court-métrage James Baldwin – From Another Place sont intégrés dans la biographie télévisée American Masters/PBS consacrée à l’écrivain.

Anonyme

En tant qu’homme noir, homosexuel, ayant grandi aux États-Unis sous la ségrégation, James Baldwin refuse bien avant les émeutes de Stonewall de se conformer aux attentes de la société, et de se taire. À l’instar de l’écrivain et photographe Ralph Ellison, auteur du percutant roman Homme invisible, pour qui chantes-tu ? (Invisible Man, 1952), Baldwin rend visible ce qui doit rester caché. À savoir: les manifestations du racisme, les violences faites contre les noirs, les injustices raciales…

C’est d’ailleurs le racisme et l’homophobie qui le poussent à fuir l’Amérique au milieu du 20e siècle. Il vit alors à Paris entre 1948 et 1957, une vie de bohème, avant de retourner à New York. Mais très vite, il se trouve une seconde maison à Istanbul, et un vrai refuge durant les tumultueuses années 1960.

Sherbet seller, customers, and Baldwin at Yeni Cami (New Mosque), Istanbul, 1964 or 1965. © Sedat Pakay
Vendeur de sorbets, clients et Baldwin à Yeni Cami (nouvelle mosquée), Istanbul, 1964 ou 1965. © Sedat Pakay
Baldwin and Beatrice Redding at his summer house in Kilyos on the Black Sea. © Sedat Pakay
Baldwin et Beatrice Redding dans sa maison d’été à Kilyos, sur la mer Noire. © Sedat Pakay

Dès le début de sa carrière, Baldwin a aussi compris la puissance de la photographie, lorsqu’il collabore notamment avec son ancien camarade de lycée Richard Avedon sur Nothing Personal, une exploration commune de l’identité américaine publiée en 1964. Baldwin observe alors une nation en train de s’autodétruire, « désespérément en manque d’amour et de respect pour la vie ».

C’est précisément cet amour que Baldwin reçoit du peuple d’Istanbul et de son étroite amitié avec Sedat Pakay, qui n’a que 19 ans lorsqu’ils se rencontrent pour la première fois. Pakay devient le photographe attitré de Baldwin, l’accompagnant dans ses diverses escapades à travers la ville, ainsi que durant des moments plus intimes, comme lorsque l’écrivain contemple pensivement sa machine à écrire, cigarette à la main, en plein travail sur son roman Dis-moi combien dure le train (Tell Me How Long the Train’s Been Gone), en 1965.

Baldwin working on his novel, Tell Me How Long the Train’s Been Gone, 1965. © Sedat Pakay
Baldwin travaillant à son roman Tell Me How Long the Train’s Been Gone (Dites-moi depuis combien de temps le train est parti), 1965. © Sedat Pakay

« La Turquie m’a sauvé la vie ! », déclare Baldwin avec ferveur. Il rend ensuite la pareille en parrainant Pakay pour qu’il obtienne une carte verte américaine. Leur amitié, fondée sur la bienveillance, le respect et l’honnêteté, permet à Baldwin d’être audacieux. On décèle ainsi sur les images de lui en Turquie un profond état de bonheur et de sérénité, difficile à retrouver sur les photos prises aux États-Unis durant ces mêmes années.


L’exposition « Turkey Saved My Life – Baldwin in Istanbul, 1961–1971 » est visible jusqu’au 28 février 2025 à la Bibliothèque Publique de Brooklyn, à New York.

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