L’artiste James Bidgood, pionnier de la cause LGBTQ, est décédé à 88 ans au début de cette année, à la suite de complications du Covid-19. C’était une figure singulière, repoussant les limites de la photographie et du cinéma à une époque où l’homosexualité, le travestissement et la nudité frontale masculine étaient criminalisés. Mais ni le sectarisme, ni la haine, ni les persécutions n’ont empêché Bidgood d’accomplir son travail.
En 1951, alors qu’il n’a que 18 ans, Bidgood saute dans un bus Greyhound pour New York où il deviendra, au fil des 70 années suivantes, un artiste reconnu. Bidgood gardera le souvenir du soleil d’été miroitant sur les trottoirs, du béton scintillant comme ses rêves de glamour et de célébrité à Broadway – rêves qu’il réalise rapidement, sous le nom de Terri Howe, au Club 82, légendaire club drag queens de East Village fréquenté par les icônes hollywoodiennes.
Designer de vêtements pour les fêtes de la jet-set, Bidgood crée des robes fabuleuses tout en mettant de côté des morceaux de taffetas, de mousseline et de dentelle, des plumes, des paillettes et sequins pour réaliser ses propres créations. Dans l’intimité de son appartement du centre-ville de Manhattan, Bidgood aménage un studio où il met en scène ses visions fascinantes, dignes d’un film musical de la Metro-Godwyn-Mayer.
Mais l’on vit des jours sombres, dans l’Amérique de McCarthy : c’est l’époque d’une chasse aux sorcières explicitement homophobe, la « peur violette » s’ajoute à la « peur rouge ». Au même titre que les communistes, les homosexuels, soupçonnés d’être des « traîtres » en puissance, sont censés représenter un risque pour la sécurité nationale, et l’on assiste à des purges massives au sein du gouvernement.
Au grand jour
Oeuvrant contre le sectarisme et l’exclusion institutionnalisés, Bidgood se retire dans son studio pour y inventer son propre vocabulaire. Inspiré par des artistes tels que Quaintance, Maxfield Parrish ou Hans Richter, Bidgood féminise splendidement le nu masculin en lui apportant romantisme et mystère, et crée un univers merveilleux où s’épanouissent le plaisir et la beauté. Ses mises en scène publiées, dans les années 1960, par des magazines homoérotiques de « fitness » tels que Muscleboy, Adonis et The Young Physique, se démarquent totalement des photographies d’un Bob Mizer, d’un Jim French ou d’un Bruce of Los Angeles, représentant l’homme américain sous les traits d’un monsieur muscle, à la manière de l’iconographie Playboy.
Tout au long de sa carrière, Bidgood a tenu à garder son intégrité, allant jusqu’à retirer son nom du générique de son chef-d’œuvre, Pink Narcissus (1971), dont le producteur aurait trahi l’esprit. Ce film révolutionnaire, sorti à l’aube des groupes de Mouvement de Libération Gay, met en scène des prostitués de New York dans une fantaisie en technicolor empreinte de beauté, de sensualité et de passion. Il deviendra un film culte, mais Bidgood continue à travailler dans l’ombre jusqu’à ce que le scénariste Bruce Benderson vienne le solliciter pour écrire sa première monographie complète, Bidgood (Taschen, 1999).
Le moment est idéal, pour Bidgood, de sortir de sa retraite : les allégories fantastiques du désir homoérotique sont devenues populaires. Le glamour et le faste envahissent la pop culture, la photographie, la mode et l’art, comme en témoigne le travail d’artistes tels que Pierre et Gilles, Steven Arnold, David LaChapelle ou Aaron Cobbett, tous inspirés par l’œuvre de Bidgood. « The Lavender Flair », actuellement présentée à la galerie new-yorkaise Clamp en même temps que l’exposition « Unsen Bidgood: A Memorial Exhibiiton, Photographs by James Bidgood (1933-2022) », rassemble leurs œuvres ainsi que celles de Lori Nix / Kathleen Gerber et Lissa Rivera, afin d’explorer l’impact du travail de Bidgood sur les nouvelles générations d’artistes.
Rêveries d’une icône
« L’art est un outil privilégié pour approfondir la sexualité. James Bidgood a vécu et travaillé à un moment riche de sens, l’aube de la légalisation de la pornographie gay », note la photographe Lissa Rivera, organisatrice de la grande rétrospective « James Bidgood: Reveries » au Museum of Sex de New York, en 2019. Parcourant les archives de Bidgood, Lissa Rivera a pu explorer ses conditions de travail difficiles : « Le queer était socialement rejeté à l’époque, et Jim prenait des photographies élaborées et inventives dans son minuscule appartement », raconte Lissa Rivera.
« C’est une sorte de conte de fées. C’était un grand talent. Il pouvait chanter, jouer – une nature très créative, artistique. Il voulait s’accomplir lui-même. Il ne se donnait pas de règles strictes, il se disait plutôt : ‘Qu’est-ce que ça peut bien faire ? Allons-y !‘ Il a toujours été si confiant. Grâce à cette confiance, il m’a dit qu’il n’avait jamais eu de problèmes. Jim était très singulier dans le fait qu’il a toujours été libre. Il a toujours été franc, extrêmement expressif et honnête. »
La confiance de Bigood, combinée à son sens de la splendeur, du merveilleux et du romantisme a singulièrement contribué à la visibilité et à l’acceptation des genres LGBTQ, à une époque où la culture était dominée par des normes cishétérosexuelles. Et la redécouverte fortuite de Bidgood, au tournant du siècle, lui a donné une audience considérable, à l’heure où l’art queer et la pornographie prenaient d’assaut la scène internationale mondiale, redéfinissant l’esthétique pour les générations à venir.
« The Lavender Flair » est présentée à la galerie Clamp, à New York , jusqu’au 29 octobre 2022.