Il est des rencontres qui nous ramènent aux valeurs d’humanité. Jane Evelyn Atwood est de celles-ci. C’est dans son bureau-appartement à Paris qu’elle discute longuement de sa fascination, ou plutôt de son obsession, pour les marginaux, les oubliés et les mis au ban de la société. Près de cinquante ans de planches-contacts et de négatifs y sont archivés, scannés, numérotés, classés. Alentour, livres photographiques et catalogues d’expositions abreuvent les étagères. Ici, un autoportrait de 1978 s’affiche en grand sur le mur, dédié à un festival en Bretagne. Là, un album de musique classique, de jazz et d’ambiance. Et dans le bâtiment adjacent, son propre laboratoire, installé dans une chambre de bonne, où celle qui n’a jamais quitté l’argentique continue de faire des petits tirages. À l’occasion de la rétrospective Sept histoires (1976-2010) au Château de Laréole en Haute-Garonne, Jane Evelyn Atwood, 74 ans, nous ouvre les portes de ces mondes clos aux quatre coins du globe, nous invitant à saisir toute la portée de son œuvre, entre hier et aujourd’hui.
Au commencement : le 19 rue des Lombards
Elle a le visage serein, le regard attentif et le sourire lumineux. Une belle âme. Comme la photographie en homepage de son site web. Love, pris à Cape Cod dans le Massachusetts (où elle a grandi), laisse délicatement entrevoir l’univers auquel elle s’est consacrée. Un endroit où la différence côtoie l’exclusion et les silences, mais déborde de résistance et d’endurance. Jane Evelyn Atwood l’annonce d’emblée : « Je n’ai jamais voulu être photographe. C’est Diane Arbus qui m’a donné cette envie de connaître les gens comme elle les photographiait. »
Amoureuse de Paris, cette New-Yorkaise de naissance s’installe dans la capitale française en 1971. Elle devient jeune fille au pair, puis travaille aux PTT (Postes, Télégraphes et Téléphones), des jobs qui lui permettent d’alimenter sa passion pour la photographie. Au crépuscule de l’année 1975, elle achète ainsi son premier appareil photo et rencontre Blondine, une prostituée au 19 rue des Lombards. « Je m’y suis rendu toutes les nuits pendant un an », explique-t-elle. « Je quittais le boulot pour le bordel et je dormais l’après-midi. J’étais tellement contente d’être à l‘intérieur de cet immeuble, c’était là où je voulais être. Blondine était une dominatrice qui pratiquait le masochisme sur des hommes, sans rapport sexuel. À travers elle, j’ai appris comment appréhender l’absence de lumière et comment utiliser celle disponible. Mais aussi sur les relations entre hommes et femmes, l’argent, son pouvoir et le fait d’en manquer. » Cette série est son premier reportage et deviendra un livre, publié en 2011 par l’éditeur Xavier Barral.
Cette même année 1975, Jane Evelyn Atwood immortalise l’écrivain afro-américain James Baldwin. « Ce fut un hasard. Il venait pour un discours à l’université américaine de Paris (AUP). Un ami à moi étudiait aux Beaux-Arts, il l’a sollicité pour sculpter son visage et m’a invité à venir le photographier. C’était déjà une icône. Après sa mort, il est tombé dans l’oubli, jusqu’à sa renaissance via le documentaire “I’m Not Your Negro” (2017) du Haïtien Raoul Peck. Toutes mes photos ont été dès lors en demande. »
De la curiosité à l’obsession
Très vite, la photographe parvient à sonder au plus près le destin de ces exclus. Quand on lui demande comment se font ses choix, elle répond tout de go : « Ce sont les sujets qui me choisissent. Quelque chose m’intrigue et je veux très vite les couvrir en faisant tout pour m’organiser. » Jane Evelyn Atwood pénètre ainsi ces mondes fermés de la condition humaine où peu osent s’aventurer, que beaucoup décident d’ignorer. « Je suis aussi marginale que les gens que je photographie », affirme-elle avec le sourire. « Cela m’agace encore d’entendre que c’était plus simple hier et qu’on ne pourrait plus le faire aujourd’hui, ce n’est pas vrai. Le hic, c’est que tout le monde se pense photographe avec un simple téléphone, mais l’œil de celui qui capture le moment reste essentiel. »
En 1980, elle est la première à recevoir le Prix W. Eugene Smith pour sa série sur les enfants aveugles. Trois ans après, elle s’investit dans un projet au long cours avec la Légion étrangère en suivant des soldats à Beyrouth. « Cela m’a intrigué car je pensais qu’elle n’existait plus », raconte la photographe. « Ils avaient toujours mauvaise presse, et comme on les connaissait peu, cela nourrissait toutes sortes de fantasmes et de jugements. À cette époque, la légion se rendait dans deux endroits : le Tchad, qui explosait, et Beyrouth, beaucoup plus calme. J’ai suivi ce groupe qui appartenait aux troupes de l’ONU pour la paix. Mais en arrivant, la ville a été bombardée. Je suis restée bloquée avec eux pendant six semaines. Et j’ai eu mon premier scoop. Paris Match l’a acheté pour une somme suffisamment conséquente pour que je couvre le sujet en couleur durant dix-huit mois. J’en ai sorti un livre, Légionnaires, conçu comme un album de famille. »
De l’immersion au travail sur le temps
En 1987, alors que le SIDA fait des millions de morts dans le monde, le virus n’a toujours pas de visage. Jane Evelyn Atwood décide d’accompagner Jean-Louis durant les quatre mois qui précèdent son décès. Il est le premier malade en Europe à avoir accepté de se laisser photographier pour la presse. « C’était mon premier sujet militant », évoque-t-elle. « Ici, j’ai voulu changer les préjugés. On parlait de l’épidémie mais personne n’avait vu de contaminés. Ils étaient comme des fantômes et je voulais montrer que c’étaient des êtres humains. À la différence du COVID où l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a mis deux semaines à réagir, il s’est passé plus de trois ans avant qu’ils ne fassent attention malgré l’hécatombe. » Pour la photographe, le choix de la couleur ne fut d’ailleurs pas anodin : « Je voulais que ce soit publié partout. Paris Match a été le premier. Le plus drôle, c’est que le magazine l’a diffusé en noir et blanc. »
Deux ans plus tard, Jane Evelyn Atwood entreprend un projet d’envergure de dix ans sur les femmes incarcérées. Avec patience, elle accède à quarante pénitenciers dans neuf pays d’Europe, d’Europe de l’Est et des États-Unis, comprenant le couloir de la mort. Une référence notable qui témoigne des conditions de détention féminine et dont un autre livre en découle. « Ils font tout pour vous garder dehors si vous êtes journaliste », argue la photographe. « Quand ils vous répondent, il faut être opérationnel. J’ai compris le fonctionnement des prisons après en avoir fait deux ou trois, car le système reste le même. J’avais trois boîtiers, mes cahiers, mes stylos, mes feutres et mes autorisations de droit à l’image. Je n’ai jamais forcé quelqu’un à signer. Certaines femmes que j’ai photographiées sont sorties et il est fondamental de leur expliquer l’importance des images. Je ne veux pas être un frein à leur nouvelle vie. »
Avec le cliché d’une détenue accouchant menottes aux poignées en Alaska aux États-Unis, Jane Evelyn Atwood provoque le changement. « Aujourd’hui, c’est interdit dans trente-six États d’Amérique ainsi qu’en Angleterre depuis 1997. À l’époque, Amnesty International avait lancé une campagne contre le fait d’entraver les membres des femmes enceintes. J’ai été la seule à révéler ce contexte et l’ONG a eu trois ans pour stopper cette pratique. C’est toujours l’éternel problème : ce monde applique le règlement des hommes sur des femmes, mais nous sommes différents. »
Aux frontières de l’intime
Son processus de travail ne s’arrête pas à la prise de vue, et elle fixe toujours une limite pour ne pas porter atteinte à la dignité humaine. « Dans l’action, on ne peut pas se censurer, il faut prendre toutes les photos possibles. C’est ensuite dans le choix des planches-contacts que le tri se fait. Et ce sont toujours les miens et non ceux des agences. » Quand on lui demande comment un images entre dans l’histoire, elle rétorque : « Celle qui émeut ». Et ajoute: « Celle qui n’est pas tout de suite comprise est aussi souvent une très bonne photo. Je suis une maniaque des compositions et j’élimine ce qui ne l’est pas [bien composé]. Tout se passe dans l’instant, je ne recadre rien. Ce que j’ai vu, c’est ce que vous allez voir. »
Au passage de l’An 2000, elle s’envole pour le Cambodge pour documenter les victimes de mines antipersonnel. « C’était une commande d’Handicap International. Le pays était soi-disant « propre ». Mes photos ont montré le contraire. C’est impossible de nettoyer un pays. S’il est miné, c’est foutu. Hormis les endroits touristiques, le territoire est encore infesté par ces engins explosifs. » Un travail qui s’est transformé en reportage personnel durant quatre ans où elle a élargi le champ en Angola, au Mozambique, au Kosovo et en Afghanistan.
Elle enchaîne les années suivantes avec une commande d’Action Contre la Faim et part pour Haïti où elle rompt à nouveau avec son modus operandi et réalise une série tout en couleur sur la vie quotidienne. « Tout est toujours une question de feeling», précise-t-elle. « Je préfère le noir et blanc, sans doute parce que l’on voit quasiment tous en couleur. Pour moi, c’est l’essence de la photo. Mais le sujet m’a dicté ce choix. »
Témoignage d’une vie
En 2022, Jane Evelyn Atwood garde l’agenda bien chargé. Elle a présenté sa première exposition personnelle à Tokyo pour Chanel. Elle a reçu une bourse pour une grande commande de la Bibliothèque nationale de France (BNF) et du Ministère de la culture. Sa rétrospective au Château de Laréole, en Haute-Garonne, en partenariat avec le festival MAP de Toulouse, s’est enrichie avec la série inédite Pigalle people, sur les transsexuels, réalisée en 1979 et publiée dans un livre en 2018. Début septembre est aussi paru Darya, un livre sur le parcours d’une badante ukrainienne, ces auxiliaires de vie en charge des personnes âgées en Italie. Un travail qu’elle a entrepris en 2007 et qui a trait à ce phénomène d’immigration féminine dans le pays, sujet à l’oppression.
À travers ses choix, la photographe, dont le travail a été récompensé à multiples reprises, n’a ainsi eu de cesse de faire sauter les verrous des interdits. Attirée par les histoires d’enfermement, de frontières et de marges. Elle s’est toujours engagée à témoigner, à militer ou à changer les idées préconçues envers des gens dont les luttes sont encore à défendre. À l’exemple du sujet du revirement de la Cour Suprême sur l’arrêt historique Roe v. Wade relatif à l’avortement. La Franco-Américaine se dit aujourd’hui « pessimiste » car « les grands changements mondiaux tendent à faire oublier la vraie humanité ».
Si #MeToo reste une action positive, ces bouleversements lui montrent que les nouveaux combats restent à mener de front. « Beaucoup de choses doivent être réparées après des années d’abus », réaffirme-t-elle. Cette figure de la photographie, aussi sensible aux mots qu’aux images, via ses treize livres-recueils, continue ainsi d’être active. « La photo m’a tout donnée : ma vie, les rencontres, ces mondes. Toute cette humanité m’a mise en équilibre, car je suis très privilégiée. Quand vous rencontrez des gens dans une réelle détresse, tout devient relatif. J’ai pu voir l’immensité de cette planète dans toutes ses contradictions. »
Exposition : Sept histoires (1976-2010) Château de Laréole, 31480 Laréole, France. Visible jusqu’au 25 septembre 2022.
Darya. Histoire d’une badante ukrainienne, le Bec en l’Air Éditions, photographies et textes de Jane Evelyne Atwood, 228 pages, 38€.