Génie mystérieux, provocateur à tout crin, agitateur politique, réalisateur tyrannique, autocritique permanent, égotiste insolent, autiste visionnaire… les qualificatifs abondent pour décrire Jean-Luc Godard. Un florilège de tout et son contraire pour un homme hors normes, à l’humour moqueur et corrosif, toujours le cigare en bouche.
Jean-Luc Godard était l’une des dernières figures mythiques de la Nouvelle Vague, portée par Éric Rohmer, Jacques Rivette, François Truffaut, Agnès Varda, Alain Resnais, Claude Chabrol…
Sur 70 ans de carrière, il a pensé, théorisé, décomposé, recomposé le cinéma. Pour Marguerite Duras, ses films en était « la quintessence ». Pour la photographe Dominique Issermann, « Cette manière de réfléchir sur le monde, sur lui, sur les images, c’est toujours une manière de penser politique. »
Pour d’autres, les films de Jean-Luc Godard sont abscons, ennuyeux, surestimés. Alors que dire encore sur JLG ? Si ce n’est que tout a été déjà dit, écrit, analysé, encensé, descendu, répété, contredit. À l’image de son œuvre : colossale.
Sa vie, sa carrière, sa personnalité, ses aphorismes célèbres (Ce n’est pas une image juste, c’est juste une image), ses citations philosophiques, ses titres et ses jeux verbaux fascinent toujours autant les jeunes générations et les plus zélateurs, cinéphiles et historiens. Tous s’animent encore à les (re)voir et à noircir les pages de livres, d’essais, de magazines.
Jean-Luc Godard, le critique de cinéma
« C’est du Godard », dit-on souvent à la vue de ses œuvres qui ont balayé les fondements du cinéma français. Oui mais « Qu’est-ce que Godard ? », si l’on suit le processus formel de ses interrogations récurrentes.
Pour Antoine de Baecque, auteur de sa première biographie en France, éditée chez Grasset en 2010, « Godard, c’est une vie consacrée au cinéma, à faire du cinéma, à faire son cinéma ». Il a « tissé l’histoire culturelle du vingtième siècle et ses images (Belmondo le visage bleu dans Pierrot le fou, les fesses de Bardot dans Le Mépris…). »
L’homme avait ce regard au scalpel, un cinéma qui débordait de la marge. Ce qu’on peut dire de ses films est aussi important que les films eux-mêmes. Né le 3 décembre 1930, le jeune Jean-Luc baigne dans la culture classique. Il aime le football et le tennis, se passionne pour la peinture et les mathématiques, mais a une adolescence agitée entre vol et cleptomanie. Il décide de rompre avec sa famille et s’extrait du cadre contraignant de cette éducation bourgeoise protestante.
C’est en fréquentant les ciné-clubs du Quartier Latin et la Cinémathèque française que Jean-Luc Godard découvre le cinéma. Sa cinéphilie latente prend forme auprès de ses comparses et futures icônes de la Nouvelle Vague.
Il use ainsi de sa plume, parfois sous le pseudo de Hans Lucas, pour la Gazette du Cinéma d’Eric Rohmer et Jacques Rivette, puis pour les Cahiers du Cinéma d’André Bazin. Ses réflexions cinématographiques sondent et cisèlent le Septième art, ses composantes, les grands cinéastes.
Au milieu des années 1950, après plusieurs courts ébauchant son style (narration libre, tournage aléatoire, place de la bande son), À bout de souffle (1960) remet en question la manière de filmer. Son premier long, Ours d’argent du meilleur réalisateur à la Berlinale, réinvente dès lors la grammaire cinématographique classique.
Liberté de création
Instantanément, le cinéma de Jean-Luc Godard fascine, exprime une vision du monde, montre et s’interroge sur lui-même, jetant les bases de certaines de ses obsessions qu’il va examiner tout au long de sa carrière.
Godard s’intéresse à tout (l’art, la philosophie, la politique, la peinture, la musique…), explore tous les genres (polar, science-fiction, adaptation littéraire, comédie musicale…). Des passerelles permanentes qui dialoguent avec tous les domaines d’expression.
Les années 1960 deviennent ainsi fécondes. Le Mépris, Pierrot le Fou, Alphaville ou encore Made in USA ne sont que quelques-unes de ses œuvres phares d’une carrière déjà riche, protéiforme et novatrice. Une vision très avant-gardiste où rayonne une constellation de stars iconiques (Brigitte Bardot, Jean Seberg, Anna Karina, Jean-Paul Belmondo…).
Dans l’histoire, Les 400 coups (1959) de son frère d’armes François Truffaut, qui coupera les ponts avec lui après Une nuit américaine, s’est inscrit comme « l’acte fondateur » de la Nouvelle Vague. Mais À bout de souffle en est devenu « le manifeste ».
Avec Le Petit Soldat (1963), autour de la guerre d’Algérie et tourné à Genève pour éviter la censure, Jean-Luc Godard rencontre sa muse et future épouse, Anna Karina, grâce à laquelle il réalise six films. Naissent « Les années Karina » et une histoire d’amour aussi mythique que douloureuse.
Jean-Luc Godard, entre militantisme et vidéo
Cette période ne tarde pas à relier politique et documentaire. La Chinoise (1967) préfigure ainsi les événements de Mai 68, piquant son intérêt pour un cinéma militant, guérilla, didactique. Jean-Luc Godard fait d’ailleurs tourner sa future et seconde épouse, Anne Wiazemsky, petite-fille de l’écrivain François Mauriac, pour vaquer à ses élucubrations maoïstes-marxistes-léninistes.
En 1968, il marque l’annulation du Festival de Cannes, avec Truffaut et Claude Berri, protestant contre la révocation d’Henri Langlois de la Cinémathèque et en solidarité aux manifestations étudiantes.
Progressivement, son cinéma se radicalise et prend la forme d’essai lorsque Jean-Luc Godard rejoint le groupe Dziga Vertov, qui prône de nouvelles formes esthétiques au service du message politique (Vents d’Est, Pravda, Vladimir et Rosa…).
Dès lors, nombre de ses films explorent les relations entre l’intime et le politique, tandis que d’autres cherchent un équilibre entre la fiction et le documentaire (Deux ou trois choses que je sais d’elle). Une révolution qu’il mène parallèlement dans une réflexion sur l’image et le son (Le Gai Savoir). Son attrait pour la vidéo numérique l’amène à étudier la chaîne de création-production, signant des œuvres entre cinéma et art vidéo.
Histoire et réflexion sur l’histoire
En vingt ans de parcours, ce héraut de la Politique des Auteurs a déjà contribué à réinventer la critique avec Les Cahiers du Cinéma, à changer le visage du cinéma français avec À bout de souffle, et à réinventer les codes du cinéma traditionnel. Chez Jean-Luc Godard, le fond, c’est sa forme.
Son cinéma s’avère un dévoilement constant de son obsession de la forme. S’il a toujours avoué son incapacité à écrire une histoire, en raconter une, c’est en proposer une lecture critique. Sa filmographie se nourrit ainsi de l’histoire et de la réflexion de l’histoire, des petites histoires dans la grande Histoire, du récit et de la remise en cause du récit.
Dans les années 1980, Godard offre une plongée dans la relecture des grands mythes qu’il confronte au monde moderne. À l’image de Passion, Prénom Carmen, Je vous salue, Marie, ou encore de L’Évangile au risque de la psychanalyse.
Il développe par la suite Histoire(s) du cinéma. Une série de films gorgée « d’extraits, de bandes d’actualité, de textes de philosophes, de prosateurs et de poètes, de musique et de tableaux ». Somme considérable qui aborde la culture, l’espace, le temps, la vie, l’histoire de l’art…
Avec JLG/JLG (1995), il s’intéresse à sa propre mise en abyme derrière et devant la caméra. À la question « Qu’est-ce qu’un autoportrait ? », il s’interroge ainsi sur sa place dans l’histoire du cinéma et sur l’interaction entre l’industrie du cinéma et l’art cinématographique. L’autonomie de sa pratique reste primordiale, approfondissant toujours plus l’autocritique.
Jean-Luc Godard et l’art du collage
Godard est resté en rupture totale avec les formes du cinéma traditionnel et a souvent veillé à maintenir le spectateur actif via ses notions fondamentales (rapport, montage, image). Ses films prennent rarement la forme du scénario et s’avèrent une succession de collages visuels. Jean-Luc Godard recadre, assemble, monte, métamorphose, détruit, décompose, recompose.
Une fouille continuelle dans le processus de fabrication où la collure reste visible, avec des images malléables à souhait. Histoire(s) du cinéma est un des témoignages de ce collage composite. Tout comme ses derniers films, Notre musique (2004), Film socialisme (2010), Adieu au langage, Prix du Jury à Cannes (2014), et Le livre d’image, Palme d’or spéciale à Cannes (2018).
Ces dernières années, celui qu’on surnommait « l’ermite » de Rolle, petite commune suisse où il vivait reclus avec sa troisième épouse, la réalisatrice lausannoise Anne-Marie Miéville, ne s’exprimait que dans ses films, accordant peu d’interviews.
S’il Si Jean-Luc Godard ne se déplaçait plus dans les festivals, il a toujours cherché à explorer d’autres voies à l’ère des réseaux sociaux. Ses conférences de presse restaient des événements à part entière. En témoignent celle donnée sur FaceTime à Cannes il y a deux ans, et la Masterclass sur le compte Instagram de l’ECAL (L’école d’art de Lausanne) pendant le confinement. Avec pour objet « Les images au temps du coronavirus », il s’était laissé aller à une conversation plus personnelle sur la vie.
De sa médisance légendaire à ses saillies cinglantes, « l’archéologue du cinéma » a aujourd’hui tiré sa révérence, choisissant son heure et son jour de départ par suicide assisté, restant cet homme libre et moderne, connecté aux mutations de la société.
Première publication dans la revue Choisir (n°698 – Janvier/Mars 2021), à l’occasion de ses 90 ans et de la célébration des 60 ans de son œuvre fondatrice, À bout de souffle.