Tout est noir. Sauf un halo autour d’une lampe à pétrole. Un clair-obscur digne des peintures de Georges de la Tour qui auréole trois visages enfantins. De dos, un homme, cuillère à la main, s’évertue à ausculter la gorge d’un des bambins. Aucun doute sur sa profession.
Ce Médecin de campagne n’est pas celui immortalisé dans le Colorado par W. Eugene Smith, mais un médecin de la Creuse photographié par Jean-Philippe Charbonnier (1921-2004). Une image qui fait partie de la quarantaine de photographies de l’exposition On the Edge, présentée à la Galerie Rouge de Paris, jusqu’au 1er avril.
L’auteur de cette image est un des noms les plus confidentiels de ces photographes humanistes qui ont marqué la seconde moitié du XXe siècle. À sa mort, en 2004, Jean-Philippe Charbonnier laisse une œuvre protéiforme dont témoigne la sélection réalisée par Agathe Cancellieri, directrice de la galerie : portraits, photographies de rue, un soupçon de mode et beaucoup de reportages.
Photojournaliste pour Réalités
Pendant plus de vingt ans, entre 1950 et 1974, il travaille pour Réalités, un mensuel décrit comme « un des titres les plus novateurs et les plus influents des années 1950 et 1960 » lors de l’exposition qui sera consacrée à la revue par la Maison européenne de la photographie en 2008.
Édouard Boubat est lui aussi un des photographes réguliers de la revue. On y croise, plus ponctuellement, d’autres grands noms : Cartier-Bresson, Weiss, Horvat ou encore Klein. Jean-Philippe Charbonnier effectue de longs voyages pour ce magazine et rapporte des photos de Mongolie, d’Alaska, de Chine, du Japon, d’URSS ou encore du Sahara. Mais également de France.
Ce sont ces images françaises qui sont mises à l’honneur dans l’exposition. On y voit les gueules noircies des mineurs du Nord comme les dessous clairs de jeunes femmes s’apprêtant – sûrement dans les coulisses des Folies Bergères –, mais aussi les habitants de l’île de Sein, au large de la pointe du Raz, la jeunesse parisienne au soir du 14 juillet 1945.
Les plus récentes datent de la toute fin des années 1970, ce ne sont plus des commandes, Jean-Philippe Charbonnier a posé sa casquette de photojournaliste pour Réalités. On l’imagine musant dans les rues de la capitale jusqu’à ce qu’un passant, une situation arrête son œil : un homme vêtu de pied en cap de pied-de-poule, un jeu d’ombre sur un banc public et la dormeuse qui y est installée… L’humour affleure, avec même une pointe de dérision bienveillante qui pourrait rappeler Martin Parr si les photos n’étaient pas en noir et blanc.
« Un regard neuf et décapant sur la réalité sociale »
« Bien qu’il partage beaucoup de traits avec les soi-disant “humanistes” », écrit Gilles Mora, « il en évite les défauts, sans doute grâce à une nature moins conciliante, plus abrupte, à une approche plus lucide, et grinçante comme débarrassée des naïvetés confondantes dont souffrent certains de ses pairs. Son engagement social, son humour décapant, sa mise à distance des sujets seront autant de passerelles qui feront de Charbonnier le lien avec la génération des reporters français d’après Mai 1968 […] décidés à porter un regard neuf et décapant sur la réalité sociale de leur temps. »
L’historien de la photo le surnomme ainsi : « l’outsider ». Cet aspect plus âpre comparé aux autres photographes humanistes, on le perçoit dans les images d’un hôpital psychiatrique qu’il a réalisées au milieu des années 1950 ou dans la planche-contact de l’exécution d’un collaborateur à la Libération. Deux reportages qui ont durablement marqué le photographe et dont certaines images sont présentées à la galerie Rouge.
Une galerie qui, avec cette exposition, réaffirme son lien avec le photographe. Car Jean-Philippe Charbonnier a encouragé la création du lieu, au milieu des années 1970, c’était alors la galerie Agathe Gaillard, la première entièrement consacrée au médium photographique.
On the Edge, exposition à la Galerie Rouge, 3, rue du Pont Louis-Philippe, Paris IIIe, jusqu’au 1er avril.