La photographie de rue n’est plus originale. Robert Frank, Diane Arbus, Henri Cartier-Bresson… ils ont tous occupé ses pavés, tourné leurs objectifs vers ses habitants pour capter l’histoire d’une ville ou d’un quartier. C’est ainsi qu’est né le dernier livre de Jed Fielding. Dans la lignée des Américains de Robert Frank, il s’installe dans les villes en crises, dans ces quartiers pauvres sans emploi -potentiellement violents- dans lesquels le photographe de Chicago chasse la lumière, les rires des enfants et les regards bien vivants.
L’argentique autour du monde
C’est donc au cœur du Pérou, à Lima en 1975, accompagné de son ami et mentor Aaron Siskind, que Jed Fielding détermine les limites de son art. Alors jeune étudiant, il précise sa vision idéale en allant glisser son appareil dans la sphère intime des sujets photographiés, saisissant le tournant sociétal de la société péruvienne. Au même moment, le Pérou est en pleine transformation politique nationale : les dictatures s’enchaînent, l’économie se dégrade malgré la modernisation de l’agriculture, et les femmes réclament leurs droits. A l’image des premiers pas des suffragettes, les citoyennes péruviennes s’organisent en « pépinières » – des petits groupes de réflexion- et s’imposent dans la scène publique. Jed Fielding se penche sur le sujet. Il ne les immortalise pas lors des leurs réunions : et comment le pourrait-il, étant un homme ? Mais le photographe fige leurs expressions dans la rue, son objectif grand angle à quelques centimètres de leur visage.
Les visages, justement, sont au cœur des photographies de Jed Fielding. Il les emprunte pour dresser un portrait des tournants d’une société à travers le regard de ses habitants. Il réalise ce travail dans les mêmes villes et ce, sur plusieurs années. Comme à Naples, sa ville de cœur. En 1977, c’est le Sud de Naples qui l’attire : sa misère, ses enfants vêtus de rien mais jouant avec tout. Surtout des armes à feu. Les effusions de sang de la mafia italienne s’insinuaient dans les rues, jusqu’à marquer les jeux des plus petits. La Nuova Camorra Organizzata imposait sa domination du territoire par 264 morts en 1982, avec une mainmise sur tous les secteurs de l’économie régionale. Cette atmosphère sombre se lit dans les regards des passants, avec le contraste accentué des photos. En feuilletant ce chapitre, le lecteur s’en doute : « Il y a certainement quelque chose d’étrange qui se passe ici ». L’ambiance est bien particulière, grave même. Les portraits sourient mais les regards sont pesants, écrasants par leur dimension. Chaque image porte l’histoire des pavés.
L’art du mensonge
Le photographe américain revient plusieurs fois à Naples. De 1977 à 2018, il photographie des passants. Très vite, ces inconnus deviennent des connaissances. Jed Fielding les encourage à interagir entre eux, à jouer, discuter, rire, pendant qu’il les mitraille. Aaron Siskind décrivait son travail comme « une conception audacieuse, ces photographies traitent de l’intimité : le toucher tendre des personnes, l’exhibition fière des corps, le regard qui se pose sur vous. La manière et la matière sont en concurrence et en tension troublante. D’apparence effrontée, les photos de Jed respirent la vigueur et la joie de vivre. »
Illustrer le changement d’une société par un regard inconnu ou par une ruelle oubliée, est une illusion difficile à opérer. Pour Jed Fielding, l’art de toute façon « est un énorme mensonge. Mais c’est un beau mensonge ».
Encounter : photographs by Jed Fielding, Jed Fielding, Musee of Photographic Arts, 2022, $54.95