Joan Fontcuberta découvre la photographie à l’école, alors qu’un professeur lui montre le principe de la chambre noire. Pour lui, c’est un véritable tour de magie. Cette magie, il la reproduit lorsqu’il s’adonne à des expériences peu orthodoxes dans le laboratoire argentique installé chez lui. « Vous parlez de travailler, je parle de m’amuser », répond-t-il quand on lui parle de son métier de photographe. Blind s’est entretenu avec lui lors des Rencontres de la Jeune Photographie Internationale.
Joan Fontcuberta, vous êtes invité d’honneur de cette édition 2023 des Rencontres de la Jeune Photographie Internationale. Cela vous tenait à cœur d’accompagner la jeune création ?
J’ai enseigné toute ma vie. La pédagogie est une partie importante de mon travail de création. Je suis autant artiste que professeur. Quand je crée, je désire transmettre, et finalement, j’enseigne pour apprendre. Je suis sans cesse en contact avec des mondes différents avec lesquels je tisse des connexions nouvelles avec mon propre travail. C’est en dialoguant avec les nouvelles générations que je vampirise mes idées.
Dans « Monstres », votre exposition présentée à la Villa Pérochon, vous faites appel à l’intelligence artificielle. Comment l’envisagez-vous dans le domaine artistique ?
C’est un nouvel outil qui va permettre une palette de possibilités d’expressions élargies.
« L’ancien monde se meurt. Le nouveau met du temps à apparaître. Et dans ce clair-obscur, des monstres naissent. » Pouvez-vous expliquer cette citation d’Antonio Gramsci qui accompagne votre exposition?
Dans cette citation, l’horizon révolutionnaire est transféré au monde de l’image. Ici, la photographie argentique est en transition vers un nouvel ordre visuel. Les algorithmes sont ces monstruosités.
Peut-on alors apprivoiser ces monstres ?
Il faut essayer de faire la transition d’une stupidité naturelle à une intelligence artificielle. Les humains sont stupides : il nous faut des éléments orthopédiques pour arriver à davantage d’intelligence. Les technologies telles que l’intelligence artificielle peuvent nous y aider, mais peut-être qu’elles ne parviendront pas à cette fin. C’est une interrogation politique, philosophique, spirituelle, sociale…
Repenser la photographie, c’est apprivoiser les monstres. Car la photo, née lors de la révolution industrielle, est aussi née avec un péché originel : celui de transmettre une idéologie. Et je pense qu’il faut en faire une critique.
Et cette critique passe par l’image ?
L’image est ce qui conforme nos esprits, elle a un rôle très important. Ce n’est pas une opinion, c’est un constat fait par des anthropologues et des historiens. Déjà, aux fondements de notre civilisation, l’interprétation est visuelle. Prenons la transition du singe à l’humain. Au départ, l’humain communique grâce à des gestes. Il génère un système de signe qui ne peut être capté qu’au moyen de l’œil. La pensée a une nature visuelle, c’est l’image qui configure la façon de formater notre idée du réel.
Concernant l’intelligence artificielle, la question de la propriété intellectuelle est au cœur des préoccupations puisque une œuvre créée par IA se fait à partir d’autres œuvres dont la provenance est inconnue. Qu’en pensez-vous ?
Si on repense la photographie, on doit aussi repenser la condition d’auteur. Il ne faut pas oublier qu’historiquement cette condition est fondée sur la notion de capitalisme : c’est une question de propriété. Alors est-ce qu’on envisage de garder cette notion de propriété ou alors est-ce qu’on développe une idée de partage ?
Je pense que le travail est bien plus important que l’artiste, mais toutes ces sortes d’innovations technologiques posent des problèmes d’économie de l’image. À l’avenir, les professionnels de l’image devront forcément trouver de nouveaux moyens. Ce qu’on peut éventuellement faire, c’est ralentir l’arrivée de ces technologies, ou alors chercher la façon de s’adapter à cette situation. Mais leur impact est inévitable, comme celui d’une météorite.
Selon vous, à quoi ressemblera la photographie dans une dizaine d’années ?
Je pense qu’à l’avenir les catégories de l’image telles qu’elles sont aujourd’hui vont évoluer. La peinture, le dessin, la photographie… tout va se mélanger. Déjà, avec l’appareil photo numérique on jongle entre photo et vidéo. Il y a déjà une certaine hybridité.
Vous dites que les photos ne sont pas éternelles. À l’avenir l’image pourrait-elle disparaître pour laisser place au virtuel ?
La photographie a établi un combat avec le temps, mais ce dernier a pris sa revanche. La photo comme objet physique est d’abord une sorte de relique. Autrefois elle remplaçait la présence d’un corps. Il y avait un attachement magique, religieux et superstitieux à l’image. Au XIXème siècle, c’était un instrument d’archive. Mais que devient la mémoire quand les photos peuvent être effacées ? Toute image est désormais condamnée à mourir, au même titre que les hommes.
Dans mes travaux, je m’intéresse aux images « souffrantes ». Elles sont issues d’archives, souvent dégradées par des inondations ou un environnement hostile. Malades, elles vont bientôt disparaître, et surtout, elles disent quelque chose d’une mémoire presque disparue. Le rapport des algorithmes avec la mémoire est inverse : ils anticipent ce qui est à venir, tandis que la photo archive et fige. Ils sont dans un régime de prédiction. C’est une façon de voyager dans le temps mais de manière différente.
Monstres est une exposition de Joan Fontcuberta dans le cadre des Rencontres de la jeune photographie internationale. Du 25 mars au 27 mai à la Villa Pérochon, 64 rue Paul-François Proust, 79000 Niort, France.