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Jon Tonks, comment devenir roi

Quelle sorte de personne parcourt des milliers de kilomètres pour rejoindre une communauté dans un territoire reculé du Pacifique avec l’espoir d’être saluée comme le sauveur de la communauté en question ? Qui s’habille en grand uniforme, avec médailles et épaulettes, et se proclame roi de l’île ? Et pourquoi ces personnes sont-elles non seulement tolérées, mais souvent accueillies par les membres de ces communautés ? 

Telles sont les questions que posent Jon Tonks dans son dernier livre, The Men Who Would be King (Les hommes qui voulaient être rois). Un livre où le voyage, l’anthropologie et le colonialisme se heurtent aux idées du sauveur blanc, de l’île paradisiaque et aux questions fondamentales des choix que nous faisons. Jon Tonks nous raconte cette histoire depuis le salon de sa maison de Larkhall, à Bath.

Francisca, Eva et Lyn, Million Dollar Point, Espiritu Santo © Jon Tonks

« J’ai commencé peu de temps après avoir publié Empire en 2014. J’avais eu une conversation avec un ami écrivain, Chris Lord, sur le Pacifique Sud et le phénomène du “culte du Cargo“. »

Ce phénomène trouve son expression la plus forte dans les îles du Vanuatu (ce groupe d’îles a été colonisé par les Britanniques et les Français). Là, le culte du cargo se combine à des sentiments anticolonialistes et à l’afflux de troupes américaines, source d’abondance de marchandises sur les îles pendant la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, le culte moderne du cargo est caractéristique de l’île méridionale de Tanna, à la fois par le village qui a sacré roi le Prince Philip, mais aussi pour le rituel de John Frum. Personnage américain semi-mythique, John Frum aurait vécu à Tanna dans les années 1930 et devrait revenir un jour au Vanuatu pour apporter l’abondance aux îles et ramener ses habitants à la tradition du kastom, la culture traditionnelle.

« Tous les ans au mois de février, on célèbre le John Frum Day sur l’île de Tanna », explique Jon Tonks. « Les gens s’habillent en treillis militaire, ont des bâtons de bambou en guise de fusils et le chef du village préside cette cérémonie où les participants dansent et recréent la présence militaire au Vanuatu dans les années 40. Nous allons donc voir cette cérémonie, et nous ne savons pas ce qui nous attend. »

Célébrations de la Journée John Frum, Sulphur Bay, Tanna © Jon Tonks
Le quartier général de John Frum, Sulphur Bay, Tanna © Jon Tonks

« Juste avant le début de la cérémonie il se chuchote que quelqu’un de la Maison Blanche va venir. Alors on se dit : “Ah, d’accord, intéressant. Mais qui ?” Il s’avère que ce n’est pas quelqu’un de la Maison Blanche, mais Cevin, un cinéaste de Boston. Il arrive avec l’équipe du documentaire qui le filme, pour recréer la prophétie de John Frum. Au fil des années, il apporte toutes sortes de marchandises sur l’île. Certaines sont utiles, comme des médicaments ou des panneaux solaires, mais il y a aussi des uniformes militaires pour les villageois, et des choses dont ils n’ont pas besoin, comme des essoreuses à salade. Il apporte aussi des colliers qu’il distribue en disant : “John Frum, il va venir.”»

Son argument principal est alors qu’en tant qu’ami de l’Amérique, il va aider à chasser les gouvernements coloniaux européens et construire une relation avec l’Amérique. « Tout cela est lié à la prophétie de John Frum », dit Tonks. L’idée qu’un « … étranger blanc viendra et libérera les îles du gouvernement colonial et des missionnaires qui imposaient le christianisme à tout le monde, afin que les habitants du Vanuatu puissent revenir à leurs coutumes traditionnelles. »

Cevin Soling à un bar tiki à Boston, Massachusetts © Jon Tonks

Les livres contiennent donc des images montrant Cevin sur une estrade avec Isaac, le chef du village, ainsi que des images des vestiges de la présence américaine, des missionnaires et de la dureté de la nature volcanique de l’île. Tonks et Lord quittent l’île en se demandant quelle est exactement l’histoire et comment ils peuvent la raconter sans la fonder sur l’exotisation d’une culture du Pacifique. 

Un challenge difficile. De retour en Europe, les choses se compliquent lorsqu’un autre prétendant à un titre royal au Vanuatu se manifeste. « Chris l’a trouvé », explique le photographe (il travaille avec un écrivain qui fait des recherches supplémentaires et rédige les textes). « Il s’appelle Claude-Philippe et prétend être le roi de Tanna. Nous nous sommes renseignés et avons découvert qu’il organise une collecte de fonds à Berlin pour venir en aide aux victimes du cyclone qui avait frappé l’île en 2015. On nous dit que nous pouvons y aller et photographier ce type qui se considère comme le roi de Tanna. C’est une rencontre des plus étranges dans une minuscule chambre d’un hôtel d’affaires à Berlin. Nous en sortons en nous demandant comment ce type en est arrivé à se considérer comme le roi de Tanna. »

Claude-Philippe affirme qu’il a été choisi comme successeur au trône de Tanna par Antoine Fanelli, l’homme qui avait acheté des terres au Vanuatu dans les années 1970 et lancé un mouvement de libération, une autre variation du thème de John Frum. « Claude dit avoir rencontré Antoine Fanelli lors d’une fête à Paris dans les années 1990, alors qu’Antoine est très malade. Il lui aurait dit : “Claude, je suis en train de mourir. Je veux te transmettre ma couronne”. » Et c’est ainsi que Claude serait devenu roi de Tanna. Mais plus nous creusons, plus nous sommes sceptiques. Nous prenons contact avec le fils d’Anton Fanelli et il nous dit : « Non, Claude est un usurpateur, on pense qu’ils ne se sont jamais rencontrés. »

Claude-Philippe Berger of Maison Royale de Tanna, Port Vila © Jon Tonks

À partir de là, les choses prennent un tour fantaisiste, et il devient évident pour Tonks et Lord, que la véritable histoire est à chercher du côté de ceux qui font la queue pour obtenir le rôle de John Frum. Claude et Cevin veulent tous les deux que leur histoire soit racontée et ils sont heureux d’être photographiés dans divers costumes – Claude dans son uniforme blanc de roi de Tanna, et Cevin dans la combinaison ignifugée qu’il portait pour s’approcher du volcan en activité de l’île. 

« Dès notre rencontre avec Cevin, nous savons que c’est LA chose intéressante », raconte Jon Tonks. « Et nous savons que si nous passons beaucoup de temps là-bas, nous allons voir toutes sortes de personnes faire la même chose. Donc, à chaque fois que nous y allons, nous rencontrons quelqu’un. La dernière fois, nous sommes tombés sur un milliardaire, Steve Quinto, qui possède une compagnie aérienne à bas prix. Il s’est installé au Vanuatu pour y créer un havre de paix, rien de moins que le salut de l’humanité. Cet homme de 80 ans ne porte pas de vêtements. Il veut établir ce salut de l’humanité parce qu’il pense que le monde s’est, je cite, “foutu en l’air”. »

« Nous allons au village de Yakel qui est lié au prince Philip (le village considère que le prince Philip est une manifestation de la prophétie de John Frum). La première fois, il y avait un cinéaste australien qui vivait avec eux. Il venait de demander à deux villages de recréer une guerre passée. Je pense qu’en raison d’une mauvaise communication, cela a failli relancer le conflit. Ils avaient dû leur acheter un cochon pour s’excuser. Et il avait l’air un peu stressé. Je me souviens que nous avons discuté avec sa femme, qui nous a dit : “Oh, ouais, j’adore cet endroit. J’adore. C’est génial. C’est génial.” On lui a demandé : “ça ne te manque jamais un verre de blanc bien frais ?” Et elle a pleurniché en disant “oui ”. » «Nous allons au village de Yakel qui est lié au prince Philip (le village considère que le prince Philip est une manifestation de la prophétie de John Frum). La première fois, il y avait un cinéaste australien qui vivait avec eux. Il venait de demander à deux villages de recréer une guerre passée. Je pense qu’en raison d’une mauvaise communication, cela a failli relancer le conflit. Ils avaient dû leur acheter un cochon pour s’excuser. Et il avait l’air un peu stressé. Je me souviens que nous avons discuté avec sa femme, qui nous a dit : “Oh, ouais, j’adore cet endroit. J’adore. C’est génial. C’est génial.” Et on lui a demandé : “ça ne te manque jamais un verre de blanc bien frais ?” Elle a pleurniché en réppondant de manière positive. » 

« La deuxième fois que j’y suis retourné, j’ai rencontré JJ », poursuit Tonks. JJ était allé au Royaume-Uni et avait vu le prince Philip dans le cadre d’une série de la BBC intitulée Meet the Natives (À la rencontre des indigènes) – une émission dans laquelle des villageois se rendaient en Angleterre pour commenter les coutumes britanniques. « JJ a passé du temps à Manchester, et parle parfaitement l’anglais. Il sort de chez lui vêtu d’un étui pénien et de pas grand-chose d’autre, et s’approche de nous pour discuter. Puis il nous demande si nous avons rencontré Frank. Il nous conduit dans le village. Nous allons directement dans une hutte. Et là, il y a ce petit gars pâle de Norvège, avec une grande barbe et des cheveux bouclés, portant la même chose que JJ. Frank raconte qu’il a voulu quitter la Norvège pour mener une vie plus simple. Il dit qu’il voulait s’échapper et aller dans un endroit différent. Vivre là-bas pour toujours. Il a brûlé ses passeports, tous ses documents et en ce qui le concerne, il est là pour toujours. JJ : “Nous considérons Frank comme un frère, et nous considérons qu’il accomplit la prophétie.” »

Photographies de feu le Prince Philip envoyées aux villageois de Yakel par Buckingham Palace, Tanna © Jon Tonks

« Il raconte cela devant la caméra. Je me demande si c’est une croyance sincère, ou s’il dit ça parce qu’il sait qu’il y a une caméra ? Mais plus je lui parle, plus il semble convaincu que Frank sera là pour toujours. En réalité, Frank n’a pas tenu plus de quelques mois. Je pense qu’il en a eu assez des conditions précaires, ou peut-être était-ce l’inverse. Et les gars du village se sont demandés ce qu’ils allaient bien pouvoir faire de ce type. Je pense qu’ils lui ont dit : “Nous allons faire des courses en ville aujourd’hui. Tu veux venir ?” Et ils l’ont simplement déposé au poste de police en lui disant : “à plus tard”. La dernière fois que j’ai entendu parler de lui, c’était par un missionnaire australien qui disait l’avoir vu se promener dans Port Vila, l’air un peu perdu. »

Dans The Men Who Would Be King, Tonks et Lord racontent l’histoire de Frank, Claude, Kevin et leur recherche d’une réalité alternative dans les îles du Vanuatu. Cette histoire pose la question de la croyance, de son lien avec l’histoire, les rituels et les modes de vie. Et il n’existe pas de réponses faciles. Ce en quoi les gens croient, que ce soit lors du John Frum Day ou, plus près de chez nous, dans nos propres festivals, est une problématique difficile à aborder. 

Tout au long du récit, Tonks et Lord se retrouvent embarqués dans la prophétie de John Frum par leurs recherches. Les images illustrant le livre nous embarquent cependant dans une autre direction. Ici Vanuatu et le peuple de Tanna s’emboîtent les uns dans les autres. Si l’isolement de ces communautés est caractéristique, elles font aussi partie du vaste monde. Les images des églises, les missionnaires, le tourisme, les restaurants chinois et les investissements outre-mer désignent de plus concrets John Frums. Ceux que l’on trouve aux quatre coins du globe.

Men Who Would be King, Jon Tonks, éditeur Dewi Lewis, 200 pages, 72 planches en couleur et de nombreuses illustrations, 39£ / 55$.

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