Blanche obscurité : un nuage de vapeur, une nappe de brouillard, un rideau de pluie. Un voile de gouttelettes drapé sur le dos nu d’une montagne. Sa topographie disparaît, permettant à la flèche d’un cloître de percer la brume. Souvent, les caprices météorologiques surgissent de manière imprévisible, défiant la météo. Pourtant, l’objectif de Jürgen Hill semble les attirer comme un paratonnerre pourrait attirer la foudre.
Arpentant avec un appareil photo numérique le Cambodge, le désert d’Atacama au Chili, l’Anatolie en Turquie, les Alpes autrichiennes, ou même des coins peu fréquentés de Paris, le photographe capte des phénomènes atmosphériques qui, bien qu’immatériels, redessinent des paysages apparemment solides.
« Regenfront » est une série réalisée à Kleinarl, en Autriche. Jürgen Hill se souvient d’avoir observé l’approche d’un front orageux qui éclata soudainement sur une montagne isolée, l’enveloppant de nappes de pluie avant de s’éloigner vers le nord-est. Prises à quelques minutes d’intervalle, les images qui composent cette série pourraient aussi bien être séparées par des décennies, tant le paysage s’est métamorphosé. L’éphémère croise la temporalité de la géologie. Un soleil froid éclaire la scène, ne faisant qu’accentuer les ombres, soulignant la ligne nette des arbres silhouettés en miniature au premier plan.
Les images de la série « Atacama HQ » brouillent elle de la même manière les limites temporelles et spatiales. Des silhouettes humaines semblent surgir de nuages de vapeur, évoquant les premiers humains de Platon, émergeant de l’obscurité indifférenciée vers la vision et la conscience de soi. Le sol sous leurs pieds, chauffé par l’activité volcanique, semble primitif et inachevé, comme s’il n’était pas encore pleinement formé. La terre et le ciel se mêlent, indivisés, tandis que les humains restent mi-vapeur, mi-chair. C’est un monde qui découvre encore ses contours. L’enfermer dans le cadre d’une photographie relève presque du miracle.
Un monde postlapsaire émerge encore dans la série « Vallée des larmes, Galapagos / Équateur ». Hill y raconte sa traversée d’une forêt de cactus, observant le cycle perpétuel de mort et de renaissance incarné par ces plantes extraordinaires. Les tirages carrés de 40×40 cm offrent des portraits serrés de spécimens individuels, tandis que quelques clichés capturent le paysage plus large, où des cactus arborescents dominent la végétation épineuse. En se desséchant et en mourant, les cactus subissent d’étranges transformations : leur chair se plisse, se retourne, se décolore—comme des formes amorphes parsemées d’épines.
L’activité humaine redevient perceptible dans « Azúcar », une série photographiée à San Agustín, dans le département de Huila, en Colombie. Ici, Hill capture une usine en plein air, d’où émanent des vapeurs, où la canne à sucre est transformée en blocs caramel, ressemblant à de massives briques de sucre brut, appelées panela. Ces blocs peuvent être râpés pour obtenir une poudre grossière, au parfum de mélasse. La vapeur montante rend l’air tropical presque palpable, chargé d’humidité.
Une série dans cette petite exposition se distingue des paysages altérés par le brouillard : prises dans des lieux aussi éloignés que Ureki, sur la mer Noire en Géorgie, et la Terre de Feu, au Chili, ces images montrent ce qui pourrait apparaître comme des vestiges d’une civilisation perdue. Des structures métalliques et squelettiques ressemblent à des abris sans toit ou à d’étranges points d’observation perchés au bord de la mer. Leurs silhouettes sombres ou blanches tranchent l’horizon et le rivage, traversant les trois plans de l’image : ciel, mer, terre. Leur échelle est souvent ambiguë, car des angles de prise de vue bas faussent la perspective et la proportion. Ces images portent des titres tels que Sonnenschutz (pare-soleil), Anglerschutz (abri de pêcheur), Strandaufsicht (poste de surveillance de plage), simplement Ausblick (vue), ou plus énigmatiquement Die Angst des Torwarts (la peur du gardien de but). Qu’elles soient en noir et blanc ou en couleur, toutes les images de Jürgen Hill invitent à la contemplation, plongeant le spectateur dans des mondes à la frontière entre réalité et mythe.
« Jürgen Hill, Mondes de Brumes », est à voir jusqu’au 3 novembre 2024 à l’Espace Despalles, à Paris.