Dans les années 1960, à l’heure où les mouvements des droits civiques et du Black Power transforment le paysage politique, social et culturel des États-Unis, de nouveaux espaces où la race, l’identité et l’esthétique sont mis en question voient le jour. Avec l’épanouissement du Black Arts Movement, des collectifs tels que Kamoinge, AfriCOBRA et le Spiral Group, ou des institutions partageant l’esprit du Studio Museum of Harlem, vont constituer des pôles de communauté vitaux pour les exclus du monde de l’art conventionnel.
À New York, Linda Goode Bryant prend une initiative d’avant-garde en transformant l’espace de la galerie en un carrefour de créativité, de collaboration et d’échanges. Responsable du département de l’éducation au Studio Museum de Harlem au début des années 1970, elle supervise un programme d’artistes en résidence devenu célèbre. « Les artistes se rendaient visite et échangeaient entre eux, au dernier étage. Ils étaient souvent plus âgés que moi, j’étais perçue comme la jeunette, mais nous étions tous respectueux les uns des autres », raconte Linda Goode Bryant, qui avait vingt ans à l’époque.
En écoutant parler ses aînés, elle remarque que leurs échanges tournent autour de la discrimination historique des Noirs dans le monde de l’art américain. « Je leur disais : ‘Eh bien, on s’en fout, on va faire ça à notre idée. On n’a pas d’argent. Mais on peut toujours se débrouiller – l’argent n’est pas notre seule ressource », se souvient-elle. « Ils secouaient la tête et disaient : ‘Elle parle bien, mais bon sang, qu’elle est naïve.’ »
Mais Linda Goode Bryant ne vit pas dans les étoiles. Elle a de la poigne, et elle est prête à faire réagir le monde de l’art. Tout se précise lorsqu’elle rencontre l’artiste David Hammons et lui demande quand il exposera à New York. Hammons lui dit que les galeries blanches lui sont fermées. « Là, je me suis dit : ‘OK, je pense que c’est à moi de créer une galerie!’. »
C’est exactement ce qu’elle fait en 1974, quittant son emploi au Studio Museum pour ouvrir Just Above Midtown (JAM) sur la 57e rue. « Une mère célibataire, deux bébés, et j’allais ouvrir une galerie sans un rond ! C’est comme cela qu’est née JAM, et le monde de l’art était furieux. »
Aller de l’avant
« Je ne comprends vraiment pas l’idée de pouvoir. Sauf lorsqu’il s’agit du mien », confie Linda Goode Bryant à Thelma Golden, directrice et conservatrice en chef du Studio Museum de Harlem, dans une interview pour le catalogue de l’exposition Midtown: Changing Spaces, actuellement présentée au MoMA.
Cette force de personnalité s’avère révolutionnaire. Entre 1974 et 1986, Linda Goode Bryant administre une galerie aux choix subversifs, exposant les premières réalisations de nombreux artistes contemporains noirs travaillant sur différents médiums, notamment Ming Smith, Lorraine O’Grady, Adrian Piper, Howardina Pindell, Maren Hassinger et Elizabeth Catlett.
Linda Goode Bryant se souvient d’une difficulté toute simple, trouver un lieu : « Quand j’appelais des agents immobiliers et que je leur disais que j’aimerais visiter un lieu pour y ouvrir une galerie, ils me demandaient : ‘Qu’est-ce que vous allez y exposer ?’ Je leur disais : ‘Je vais montrer le travail d’artistes noirs’ – et 98% du temps, la réponse était : ‘On ne montre pas de peinture sur velours noir, ici ‘, et ils raccrochaient. Quelle connerie. Les artistes blancs peignaient sur du velours noir ! »
Mais la chance sourit aux audacieux. La banqueroute de New York, au milieu des années 1970, évitée grâce à un prêt fédéral, voit l’exode massif de la classe moyenne blanche vers les banlieues, le marché immobilier s’effondre. Les espaces habitables sont vides et l’offre est plus grande que la demande.
Linda Goode Bryan adapte son discours aux circonstances, disant aux agents immobiliers que la galerie allait présenter le travail d’artistes émergents. Un courtier de Judson Realty lui fait visiter un espace au 5ème étage au 50 West 57th Street, et le lieu lui parle immédiatement. A vingt-cinq ans, Linda Goode Bryant fait irruption dans l’agence immobilière, coiffée d’un énorme afro à la Angela Davis, vêtue d’un treillis militaire et avec deux gosses dans les bras.
Le courtier est sous le choc. Linda Goode Bryant demande le prix du loyer. Mille dollars par mois. « Impossible de payer ça », dit-elle. Puis elle tente une négociation à 300 $. Le courtier accepte l’offre, et la présente au propriétaire, Bill Judson, curieux de connaître les raisons de son offre ridiculement basse, et Linda Goode Bryan lui explique : « Ce bâtiment est à moitié inoccupé. Il me semble que 300 $ par mois, c’est mieux que rien. »
L’affaire est conclue. Le courtier rédige un bail et JAM est officiellement créée.
Un rôle fédérateur
Dès que la galerie entre en activité, Linda Goode Bryant est à son affaire. Elle multiplie les cartes de crédit et conserve les reçus, les factures en retard et les avis d’expulsion qui s’accumulent. Mais c’est une gagnante qui croit en elle-même. Malgré l’hostilité de beaucoup de ses contemporains, déconcertés par cette mère célibataire indifférente à la richesse et au statut social, elle utilise son ingéniosité et son charisme pour se frayer une voie singulière dans le monde de l’art new-yorkais.
Convaincue du rôle que peuvent jouer l’art et les artistes en matière de changement social, elle a de vastes perspectives, accueillant des médiums variés et utilisant la photographie pour consigner les événements. « On pouvait agir de tant de manières. J’ai senti que mon rôle et celui d’une galerie était de donner aux artistes l’occasion et les moyens d’aller plus loin dans leur travail », explique-t-elle. « Les discussions, les débats, les disputes, les moments de rires avec les artistes, dans cet espace, étaient fabuleux. »
Au cours de ses douze années d’existence, la galerie JAM va accueillir certaines des œuvres les plus novatrices de l’époque, notamment la première performance de Lorraine O’Grady en 1980 dans le rôle de « Mlle Bourgeoise Noire », et la subversive exposition de David Hammons, en 1976, intitulée « Greasy Bags and Barbecue Bones ». Des photographes tels que Dawoud Bey et Coreen Simpson enregistrent les performances et les événements, leurs images devenant des œuvres d’art à part entière.
Un message d’amour
Du centre-ville où elle est installée, JAM se déplace ensuite à Tribeca puis à Soho, quartier qui est, à l’époque, un bastion post-industriel d’artistes expérimentaux. Tout au long de l’existence de cette galerie révolutionnaire, la photographie y a joué un rôle essentiel permettant de documenter les manifestations et d’en garder une trace.
« JAM était un aimant pour tout le monde », raconte Linda Goode Bryant. « Des artistes d’autres galeries fréquentaient JAM. C’était un endroit où les artistes pouvaient discuter de leur travail, de leurs pensées, de leurs conceptions, ou réfléchir en commun », ajoute-t-elle. « L’énergie parfaite était là, pour que les artistes soient ensemble, se soutiennent et ne soient pas d’accord les uns avec les autres, parce que fondamentalement, il avaient un amour profond les uns pour les autres.»
L’idée de JAM est venue à Linda Goode Bryant dans sa jeunesse. Elle se souvient du garage de M. Dillard, un voisin, qu’il avait transformé en un pays des merveilles rempli d’objets de la vie quotidienne recyclés en œuvres d’art : « Il prenait une poupée, des chaises ou des pièces de voiture, et il les rendait à nouveau vivantes. C’était comme de la magie – et c’est à ce moment-là que j’ai su que je voulais être artiste. »
Le frère de sa mère a une pratique artistique, qu’il n’abandonnera pas quoiqu’elle ne lui rapporte rien, financièrement. « Il continuait son travail d’artiste, c’était quelque chose qui le nourrissait », se souvient Bryant à propos de cet oncle, un visionnaire de son espèce.
Elle se souvient aussi d’avoir acquis, toute jeune, le sens de la communauté et des liens humains grâce à son entourage. « Je m’intéressais à la génération de mes parents », dit-elle. « Ils ont été socialistes pendant un certain temps, et leur groupe d’amis comprenait des artistes visuels, des musiciens et des écrivains. C’était un collectif. Ils se soutenaient mutuellement. Je savais que JAM devait soutenir notre créativité, notre imagination et notre détermination. On se doit d’être une famille – et nous l’étions. »
Just Above Midtown: Changing Spaces est présentée jusqu’au 18 février 2023 au Museum of Modern Art de New York. Le catalogue de l’exposition est publié par The Museum of Modern Art / The Studio Museum à Harlem, 45,00 $