En 1962, Joan Archibald, femme au foyer, prend sa voiture et quitte la banlieue de Long Island pour Malibu, laissant tout derrière elle – enfants, famille et même son nom – à la recherche de l’art. Peu de temps après, elle change officiellement de nom, et sous le mononyme Kali, elle prend des centaines de photographies et se lance dans une carrière d’artiste. Pourtant, malgré des débuts prometteurs, elle retombe dans l’anonymat ; à sa mort, elle laisse des milliers de tirages inédits. Aujourd’hui, son travail est redécouvert avec une exposition et l’édition d’un livre en plusieurs volumes.
« Quitter son foyer et rouler vers l’Ouest, peut-être sans destination, c’est un récit très intéressant et répandu dans l’Amérique du milieu du siècle dernier. Elle s’est inscrite dans ce contexte, puis on voit ce que sa vie est devenue, et c’est une grande histoire, la richesse de son travail artistique et le fait très étrange qu’elle avait du talent, mais qu’elle a décidé à un moment donné de le cacher », explique Matt Tyrnauer, qui a rédigé le texte d’introduction de KALI, un ouvrage présentant l’œuvre de la photographe, en quatre volumes et en édition limitée. « Le récit de cette histoire a commencé à se dérouler sous mes yeux à ce moment-là : une photographe perdue, une personne avec une esthétique de la Californie du sud, une activité secrète et une femme de son temps à bien des égards. Les femmes qui sont arrivées à l’âge adulte dans les années 50 étaient soumises à une forte pression pour être conformistes, et pour entrer dans le rôle de June Cleaver (personnage archétype de la ménagère de l’époque de la série télévisée Leave It to Beaver). C’était un fantasme américain, et certaines femmes l’ont rejeté. »
Cet ouvrage en quatre volumes, qui coïncide avec une exposition à la galerie Staley-Wise de New York, présente une œuvre organisée par Susan Archibald, la fille de Kali, et Len Prince, photographe et ex-mari de Susan. Avec l’aide des designers Sam Shahid et Matthew Kraus, le livre a été divisé en trois ensembles d’œuvres : Polaroids, Paysages et Portraits, et Espace extra-atmosphérique. Parmi les trois, ce sont ses portraits hypnotiques qui la définissent le mieux, les couleurs se fondant les unes dans les autres avec l’éclat irisé d’une marée noire. Il est certain que Kali était une photographe de son temps, une époque où les visions sous acide faisaient fureur, la vibration du LSD étant présente dans toutes les formes visuelles, des films aux peintures en passant par les photographies. « Je pense que si elle avait vendu [ses tirages] au coup par coup dans les années 70, ils auraient pu sembler banals, un peu comme des produits dérivés », déclare Tyrnauer. « Mais tout voir d’un coup, et découvrir qu’elle avait des milliers de négatifs de ce qu’elle a appelé “l’Artographie”, puis des centaines, voire des milliers de polaroïds, et qu’elle a sombré dans une forme de folie ou de maladie au cours de la dernière décennie de sa vie, était très émouvant et bouleversant. C’est une sorte de biographie sous forme d’un ensemble d’œuvres qui ont été conservées. Il y a là quelque chose de fascinant. »
« Artography » est un terme inventé et déposé par Kali, qui semble avoir une conscience aiguë du marketing. Le nom qu’elle a choisi, Kali, pourrait faire référence à plusieurs choses : peut-être s’agit-il d’un clin d’œil à Kali, la déesse hindoue de la mort et du temps. Ou peut-être s’agit-il d’un raccourci pour Californie, un clin d’œil à l’État qui lui a donné la liberté artistique qu’elle a tant désirée pendant toutes les années passées à Long Island. Quelle que soit la signification, avec son changement de nom, elle a créé une entreprise (Kali Kolor, Ltd.) avec un logo, une marque déposée et même un timbre, déclarant au monde qu’elle était une artiste. Elle a commencé à publier certaines de ses œuvres, un début prometteur, puis tout s’est arrêté net. Personne ne sait pourquoi. « Il y a un élément mystérieux dans l’histoire quand elle fait une chose dramatique et courageuse : elle refait sa vie, elle poursuit ses recherches dans son domaine artistique », dit Tyrnauer. « Puis à un certain moment, pour des raisons inconnues, elle décide de continuer à travailler mais elle rend son œuvre invisible. »
Susan, la fille de Kali, a décrit le processus artistique de sa mère, qui utilise sa piscine pour laver ses clichés, les laissant flotter sous le soleil de Californie. Puis viennent des applications physiques et des dégradations, comme de les recouvrir de peinture ou de frotter du sable sur la surface pour obtenir des effets de textures. Lorsque Kali découvre l’instantanéité magique des polaroïds, elle utilise un agrandisseur pour projeter les images déjà prises, puis photographie ces agrandissements avec son appareil photo Big Shot, ce qui donne lieu à la même imagerie stratifiée, texturée et psychédélique, impossible à capturer avec un Polaroïd.
Depuis que les photographies de Vivian Maier ont été mises au jour lors d’une vente aux enchères, le monde de l’art cherche activement un autre joyau caché dans les décombres, une autre superstar inconnue. « Je pense que la légende de Vivian Maier est dans la tête de tout le monde », dit Tyrnauer. « Cette histoire soulève toujours la même question : y en a-t-il d’autres dans la nature ? Y a-t-il d’autres œuvres pas encore découvertes qui pourraient avoir autant d’impact et être aussi délicieuses et stupéfiantes que celles de Vivian Maier ? »
La mythification des artistes a toujours joué un rôle majeur dans la valeur supposée de l’art ; la découverte de Kali n’est pas un gadget du monde de l’art, mais plutôt un ensemble d’œuvres véritablement intrigantes. Matt Tyrnauer admet que l’histoire de Kali est fascinante – « Son ambiguïté et son origine mystérieuse rendent cette histoire intéressante », dit-il, mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle il a trouvé son œuvre convaincante. « Il y a quelque chose de très proche de l’univers de la romancière Joan Didion pour moi dans cette œuvre », une comparaison qu’il a également proposée dans l’introduction du livre. « Parce que [Didion] s’est tellement identifiée à l’esthétique du sud de la Californie dans les années 60 et 70, et qu’elle a si bien décrit les protagonistes féminins, en particulier Mariah, l’héroïne de Maria avec et sans rien, qu’il y a un certain compagnonnage esthétique entre Kali, jusqu’ici inconnue, et l’immortelle Joan Didion. »
La dernière partie de l’œuvre de Kali, intitulée ici « Outer Space », est constituée principalement d’images de caméras de vidéosurveillance installées autour de sa maison, de points lumineux mouchetés sur les pages. Dans ses dernières années, Kali est devenue de plus en plus convaincue de l’existence des ovnis et a pris l’habitude de s’enfermer dans sa maison, son seul regard sur le monde extérieur étant filtré par un écran granuleux. Ces images mystérieuses, sont imprégnées d’une énergie frénétique, du désir de capturer quelque chose de si réel que cela prouverait aux autres – et à elle-même – qu’il ne s’agit pas uniquement de son imagination. Fin de l’œuvre de Kali.
Il est difficile de déterminer pourquoi Kali n’a jamais connu plus de succès : une question de timing ? Tyrnauer parle de « l’épreuve du temps » comme d’un marqueur de la valeur artistique. Un demi-siècle plus tard, l’œuvre de Kali est toujours aussi évocatrice, avec ses couleurs éclatantes, ses images superposées et ses scènes fantasmagoriques. Mais c’est son dévouement à son métier, ainsi que ses expérimentations innovantes, qui la distinguent. Elle est plus qu’une bonne photographe : c’est une grande artiste.
KALI, de Len Prince et Susan Archibald, avec des textes de Matt Tyrnauer, Alexandra Jarrell et Brian Wallis, sort le 26 octobre chez Powerhouse Books. L’exposition « KALI » à la galerie Staley-Wise est présentée jusqu’au 4 décembre 2021.