Né en 1886, Karl Struss a joué un rôle unique dans le milieu de la photographie et du cinéma américain. Sa carrière s’écrit de New York – où il est admis en 1910 au groupe Photo-Secession, fondé par le pionnier de l’image Alfred Stieglitz – à Los Angeles, où il s’installe en 1919 au lendemain de la Première Guerre mondiale, rejoignant alors la vague de migration vers l’ouest d’Américains désireux de tenter un nouveau départ.
Jusqu’au 25 août 2024, une exposition au musée Amon Carter à Fort Worth (Texas) retrace la carrière riche en rebondissements de Karl Struss. Avec des documents d’archives, des films originaux et plus d’une centaine de photographies, « Moving Pictures : Karl Struss et l’essor d’Hollywood » se concentre notamment sur sa transition de la photographie d’art au monde de l’image animée, et met ainsi en lumière ses innovations dans les deux domaines, en plein âge d’or d’Hollywood.
« Notre gestion des archives de l’artiste Struss témoigne du rôle du musée Carter dans la préservation et la présentation des histoires d’artistes qui ont façonné le canon américain et dont le travail résonne encore dans la culture contemporaine », déclare Andrew J. Walker, directeur exécutif du musée. « “Moving Pictures” raconte deux histoires parallèles – celle de l’industrie cinématographique naissante et celle d’un artiste pionnier – qui, selon cette exposition, sont inextricablement liées. »
Premières photographies
Au début de sa vie et de ses études, Karl Struss explore les caractéristiques des objectifs et fini par inventer, en 1909, un objectif à focale douce, qu’il tente de faire breveter sous le nom de « Struss Pictorial Lens ». Cet objectif est alors apprécié des photographes de l’époque. L’objectif pictorial de Struss est aussi le premier objectif à focale douce introduit dans l’industrie cinématographique en 1916.
En 1910, douze images réalisées par Struss sont choisies par Alfred Stieglitz pour l’Albright Art Gallery International Exhibition of Pictorial Photography. Il s’agit alors de la toute dernière exposition de la Photo-Secession, l’organisation qui promeut aux Etats-Unis la photographie en tant qu’art. La réputation de Struss est renforcée par sa participation à l’exposition « What the Camera Does in the Hand of the Artist » au Newark Art Museum, en avril 1911. Lorsque Stieglitz invite Struss à rejoindre la Photo-Secession en 1912, ses photographies sont également publiées dans le magazine du groupe, Camera Work, une publication que beaucoup considèrent comme pionnière dans le monde de la photographie.
Tout en poursuivant les expositions et les commandes, Struss produit des photographies commerciales pour les grands magazines américains que sont Vogue, Vanity Fair et Harper’s Bazaar. Il n’hésite pourtant pas à affirmer que ses images ne sont pas des photographies de mode. La première section de l’exposition au musée Carter passe elle en revue le travail de Struss en tant que photographe de plateau, en révélant ses photographies personnelles, ainsi que celles issues de commandes qui ont suscité l’intérêt de réalisateurs et de sociétés de production: images de magazines, portraits en studio et images commerciales pour Kodak, notamment.
La pratique photographique de Karl Struss est ensuite interrompue par la Première Guerre mondiale. En 1917, il s’engage dans l’armée américaine avec pour but d’accomplir son service militaire par le biais de la photographie. Durant cette période, il enseigne d’ailleurs la photographie aérienne, mais une enquête sur ses affiliations allemandes, lancée par le Military Intelligence Department, entraîne sa rétrogradation du grade de sergent à celui de soldat. Au cours de ces années, il documente également les prisonniers militaires à Fort Leavenworth, au Kansas. Vers la fin de la guerre, dans le but d’effacer les rumeurs d’anti-américanisme qui pèsent sur son dossier, il demande à être admis au camp de formation des officiers au grade de caporal, ce qui lui est accordé.
De la photographie au cinéma
En 1919, après sa démobilisation, Karl Struss s’installe à Los Angeles et signe avec un titan de l’industrie cinématographique: Cecil B. DeMille. Il débute comme caméraman, d’abord pour le film Pour le meilleur et pour le pire (1919) avec Gloria Swanson, puis pour un autre film avec l’actrice, L’admirable Crichton (1919); Ce qui lui permet de signer un contrat de deux ans avec le studio. C’est alors la première fois que Struss se retrouve derrière une caméra de cinéma. L’exposition du musée explique bien cette transition du photographe vers Hollywood, tout comme sa capacité à rester indépendant, puisqu’il continue à prendre des photos de films destinées à la publicité et au marketing. Dans ce nouveau rôle, Struss fait alors preuve d’un sens aigu de l’éclairage, de la dramaturgie et de la composition.
Au début de l’année 1921, il épouse Ethel Wall, une femme qui l’aide à mener à bien son travail photographique indépendant des studios de cinéma. Ces images sont par exemple des paysages californiens. Dans les années 1920, Struss travaille ensuite sur des films célèbres, tels que Ben-Hur (sorti en 1925, le film le plus cher et le plus ambitieux de l’ère du muet) et L’aurore, de F.W. Murnau.
Une section entière de l’exposition est consacrée au rôle de Struss sur le tournage du film de Murnau, qui s’avère être non seulement un point culminant de sa carrière, mais aussi de l’histoire du cinéma, puisque le long métrage est largement considéré comme l’apogée de l’ère du cinéma muet. L’exposition révèle des photographies et des documents du film, ainsi qu’une boîte noire diffusant L’aurore dans son intégralité. A cette occasion, Karl Struss remporte le premier Oscar de la meilleure cinématographie.
« Cette exposition met en lumière l’étendue du travail de Struss dans le domaine de la photographie fixe et animée, soulignant la rareté de sa maîtrise créative et technique dans les deux domaines artistiques », déclare Kristen Gaylord, conservatrice adjointe des photographies au Carter Museum.
À cette époque, Struss est entièrement reconverti en directeur de la photographie. Il joue aussi un rôle clé dans la création de certaines des organisations les plus importantes d’Hollywood, notamment en tant que membre fondateur de l’Academy of Motion Picture Arts and Sciences, et sait naviguer habilement dans une industrie en constante évolution, marquée par les progrès technologiques, la professionnalisation du métier et l’ascension de la star de cinéma.
En 1927, il signe un contrat avec la société de production United Artists, fondée par Charlie Chaplin, où il travaille avec le cinéaste D.W. Griffith sur Jeunesse triomphante (1928), et filme le premier film sonore de Mary Pickford, Coquette (1929). Parallèlement, il continue durant ces années à explorer les possibilités techniques du matériel photographique, mettant notamment au point la « Lupe Light » et un nouveau système de fixation.
De 1931 à 1945, Karl Struss travaille comme caméraman pour la Paramount, où il travaille à nouveau sur une grande variété de films, dont ceux de Mae West, Bing Crosby et Dorothy Lamour. Struss s’efforce également de façonner le domaine en publiant des ouvrages. Par exemple, en 1934, il écrit Photographic Modernism and the Cinematographer (Le modernisme photographique et le cinématographe) pour American Cinematographer.
L’exposition se termine justement par les années 1930 et 1940, alors qu’il s’adapte à l’essor des films parlants et à la création du système des studios. Dr. Jekyll et M. Hyde (1931) et Le Dictateur (1940), lui valent trois nouvelles nominations aux Oscars. « “Moving Pictures” plonge les visiteurs dans le contexte historique de l’époque pour mieux comprendre la portée de l’industrie cinématographique américaine et l’influence retentissante de Struss dans le domaine », ajoute Jonathan Frembling, archiviste du Carter Museum. « La trajectoire de sa carrière s’est alignée presque parfaitement sur les innovations technologiques et les changements culturels qui ont favorisé le progrès de la photographie d’art ainsi que l’essor de la cinématographie en tant que forme d’art également, ce qui l’a placé dans une position unique pour innover dans ces deux domaines. »
« Moving Pictures : Karl Struss et l’essor d’Hollywood » est à voir jusqu’au 25 août 2024 au musée Amon Carter d’art américain.